Deux amis devisaient dans ce qui fut, dans un lointain passé, un jardin public. Ils parlaient de ce qu?était devenu leur pays, des événements de plus en plus fâcheux qui s?y accumulaient, de la dégradation des valeurs, du règne de la médiocratie et de la fin de la méritocratie. Une dame, d?un certain âge pour ne pas dire d?un âge certain, qui était assise sur ce qui restait d?un banc voisin, s?immisça dans leur discussion et les pria d?écouter un conte qu?elle voulait leur raconter. Comme ils n?avaient rien à faire et que les dames qui racontent des histoires dans des restes de jardins publics ne courent pas les rues, ils daignèrent lui prêter attention. «Autrefois, commença-t-elle, il y avait un royaume très prospère où le peuple filait des jours heureux. La plus grande justice régnait et les plus riches n?étaient heureux que lorsqu?ils pouvaient trouver quelqu?un à aider. C?est que personne n?était dans le besoin et tous les sujets avaient pour ultime aspiration de s?instruire et de se cultiver. Ils avaient tous une vie spirituelle et cultivaient leur jardin. Les plus estimés du royaume étaient les érudits, les hommes de science, les artistes, les enseignants et ceux qui tendaient une main charitable aux plus démunis. Ce véritable âge d?or était dû au mérite du sultan et de son vizir. Ces hommes de grande sagesse avaient su insuffler à leur peuple les vertus cardinales qui sont les siennes, mais il y avait aussi un secret, un secret terrible. Un jour le sultan appela son vizir et lui confia que le temps était venu pour lui d?accomplir le devoir sacré du pèlerinage à La Mecque. Il lui fit beaucoup de recommandations, lui demanda de veiller scrupuleusement aux équilibres du royaume, aux bonnes m?urs, d?être à l?écoute des gens de science et surtout de ne laisser personne s?approcher et boire de la fontaine maudite qui est au sommet de la montagne et qu?une garde vigilante et en armes surveillait jalousement. Le vizir promit de veiller sur le royaume et le sultan partit à La Mecque, le c?ur étreint d?angoisse. Il avait peur pour ses sujets. En ce temps-là, il fallait environ deux longues années pour aller au pèlerinage et en revenir. Lorsque, après avoir accompli son devoir, le sultan revint et qu?il franchit enfin les frontières de son royaume, il sut que le pire était arrivé. (à suivre...)