En 1946 ou en 1947, Georges V., un Angevin de 28 ans, se fait dérober sa valise à la gare Montparnasse, à Paris ; il est furieux, car elle contient des effets personnels, son livret de Caisse d'épargne qui marque un crédit de 42 francs de l'époque, ainsi que d'autres papiers personnels. Mais après tout, ce n'est pas une perte mortelle et quelque temps plus tard, Georges pense à autre chose. Personne n'a touché à ses 42 francs, il a remplacé les chaussettes et les chemises manquantes. On ne lui a volé que des bricoles. Du moins le croit-il car, en fait, on lui a volé bien plus que cela. Mais il lui faudra attendre encore quarante-cinq ans pour savoir qu'on lui a volé... son nom. Le 15 octobre 1991, Georges, fidèle à sa province natale, demeure toujours à Angers. Il est, depuis trente-cinq ans, l'époux légitime de Madeleine B. et c'est celle-ci qui prend dans la boîte les lettres déposées par le facteur. Madeleine apprend par le courrier que le couple ne recevra plus la retraite de Georges car celui-ci est... décédé. Et de rire, tous les deux, de bon c?ur : vraiment, il n'y a que l'administration pour inventer des gags pareils ! Ils rient moins quand, le mois suivant, ils s'aperçoivent qu'effectivement les paiements attendus sont interrompus. Ils se précipitent aux guichets concernés et on leur confirme que, malgré les apparences, Georges V., né le 24 novembre 1918 à Angers, est non seulement mort, mais dignement enterré sous une superbe dalle de granit dans le cimetière de Châteaubriant, près de Nantes. On y lit même cette pensée mélancolique : «Le temps passe, le souvenir reste.» Georges peut constater, en consultant le registre du cimetière, qu'il est officiellement mort le 17 novembre 1989, à l'hôpital de Châteaubriant. Il ne lui reste plus qu'à porter plainte contre X pour usurpation d'identité. Bien sûr, celui qui, coupable présumé, repose ? en paix espérons-le ? sous la dalle de granit, n'a plus rien à craindre de la justice humaine. Mais cela permettra à Georges de lancer une enquête en rectification, de revivre officiellement et de continuer à toucher sa retraite. Quant au faux Georges V., il gardera sans doute son mystère pendant longtemps. Il apparaît à Nantes, au début des années cinquante, et l'enquête démontre qu'il trouve alors du travail chez une vieille demoiselle de bonne famille qui l'emploie comme valet de chambre et n'a qu'à se louer de ses services. Muni d'excellents certificats, il sert ensuite pendant deux ans chez un médecin qui se souvient de lui comme d'un homme athlétique, discret, rêveur, cultivé, gentil, peu bavard. Il lui avoue : «Je suis un ancien des Bat' d'Af !» Les bataillons disciplinaires d'Afrique chargés de mater les fortes têtes. «J'ai eu une vie un peu chahutée, mais à présent je suis rangé.» Comment en vouloir à un ancien pécheur qui fait montre de tant d'humilité et de bonne volonté ? Le voilà ensuite dans une entreprise de menuiserie où on le trouve sympathique, mais ne parlant jamais de lui. Sympathique aussi, telle est l'opinion qu'on a gardée de lui aux fameux biscuits Lefèvre-Utile. Aux Brasseries de la Meuse, on trouve qu'il a du savoir-vivre. Aux Charbonnages de l'Ouest, on dit qu'il sait se tenir à table. Le pseudo-Georges devient ensuite maçon : étrange métamorphose pour un valet de chambre distingué. Mais il évite de fréquenter les chantiers où il aurait eu à côtoyer des Maghrébins. Il loge dans une petite chambre sans grand confort dans la Grande-Vallée, un quartier un peu louche de Nantes. Personne ou presque ne pénètre chez lui. On sait cependant qu'il se passionne pour l'histoire et qu'il dévore les ouvrages. Il fréquente aussi les philosophes. Toujours distingué, toujours discret. Pourtant, quelqu'un dit avoir reçu des bribes de confidences : il lui avoue un jour, paraît-il, dans un moment bien concevable de sincérité, qu'il est d'une famille bourgeoise, qu'il se nomme Girard, est né en 1912 à Angers, qu'il a reçu une éducation soignée. Puis, brouille avec la famille. Les «Bat' d'Af». La guerre du Rif. Retour à Paris. Les Croix-de-Feu du célèbre colonel de La Rocque. Une affaire de cambriole ; Fresnes, dont il s'évade en 1943. Une femme et une fille tuées dans les bombardements. Tout ça est si loin. La prescription aurait joué depuis longtemps. D'autres subodorent des activités dans la milice. Les registres ont été détruits à la Libération. Un accident du travail survient, bouleversant sa calme existence. Sur les fiches, il inscrit qu'il est séparé de Madeleine B. Comment connaît-il l'existence de celle qui n'est devenue la vraie madame V. que dix ans après le vol de la valise à la gare Montparnasse ? Passe-t-il son temps libre à espionner son double ? Un lien secret le lie-t-il à celui qui, sans le savoir, lui a donné son nom ? Quand arrive l'heure de la retraite, le pseudo-Georges V. s'abstient de faire les démarches nécessaires. Sans doute, légitimement, craint-il d'être confronté à celui dont il a volé l'identité... Il vit de petits boulots, toujours correct, toujours serviable : sorties de poubelles, jardinage... Il devient concierge en échange de la gratuité de son logement. Toujours costaud, toujours prêt à donner un coup de main, ne demandant jamais rien, essayant, de toute évidence, de ne pas se faire remarquer. Jusqu'à ce que la leucémie le rattrape, jusqu'à ce que quatre personnes seulement suivent son convoi au cimetière de Châteaubriant. A présent, il repose sous une dalle dont il avait économisé le prix. Le mystère reste complet pour le voleur de nom, qui a vécu toute sa vie dans une prison sans barreaux plus terrible qu'une véritable geôle : celle de la peur.