La campagne est envahie par le brouillard milanais, épais, poisseux, lugubre, et il fait nuit. On distingue à peine le mur de clôture d'une propriété luxueuse, au portail verrouillé. Dans le parc, deux dobermans veillent au seuil de leur niche, oreilles pointues, ?il d'or et dents de fauve. La villa est silencieuse, sombre. Seule une faible clarté passe au travers des rideaux du salon. Elle vient d'une lampe à éclairage indirect, d'un bleu reposant, qui laisse la pièce dans une pénombre confortable, et aussi de l'écran de télévision en couleurs. Dans le scénario compliqué d'une romance à l'américaine, Stewart Granger embrasse une blonde inconnue, au son d'une musique sirupeuse. Sur un canapé de velours, un chat, immobile, le dos rond, les pattes soigneusement repliées sur sa queue, regarde en face lui, disposés en arc de cercle devant la télévision, sept fauteuils du même velours rouge. Dans le premier, Sergio, quarante-cinq ans, riche commerçant milanais. La tête repliée. Une balle dans la nuque. Dans le deuxième, Emilio, son beau-père, soixante-dix-neuf ans. La tête repliée, une balle dans la nuque. Dans le troisième, Cecilia, femme de Sergio, quarante ans, la tête repliée, une balle dans la nuque. Dans le quatrième, Ernestina, sa mère, soixante-quinze ans, la tête repliée, une balle dans la nuque. Dans le cinquième, Matteo, le fils cadet, treize ans, la tête repliée, une balle dans la nuque. Dans le sixième fauteuil, personne. Dans le septième fauteuil, personne. En dehors des cinq cadavres, le salon est calme, aucun désordre, pas de trace de voleur, aucune fenêtre fracturée, pas une porte ouverte. Tous les verrous sont fermés, la maison est vide. Seuls êtres vivants, le chat, à l'intérieur, silencieux devant ce carnage, et les chiens, dehors, attentifs aux bruits de la nuit. Le film se termine, une speakerine débite des sourires, un journaliste raconte les histoires du monde, politique, guerre, violences et prix du pétrole... Un dessin animé prend sa place, bref, l'écran épuise son programme de divertissements, puis l'émetteur de la RAI s'endort pour la nuit et il ne reste plus sur l'écran qu'un brouillard d'ondes grises, comme au-dehors. Lorsque la police judiciaire arrive, le lendemain, les programmes ont repris. Il est sept heures du soir, l'heure des tables rondes, et quelques hommes politiques s'assènent des vérités de mauvaise foi devant sept fauteuils et cinq téléspectateurs morts. Image dérisoire de la relativité des choses. Avec précaution, en se servant de son mouchoir, un inspecteur fait taire les bavards. Les empreintes digitales sur le bouton du poste sont peut-être intéressantes si elles n'appartiennent pas aux victimes. Ce faisant, il constate que le téléviseur est très chaud, ce qui indique qu'il a dû marcher très longtemps sans interruption. Le médecin légiste confirme d'ailleurs que la mort remonte à vingt-quatre heures, à première vue. Cela dit, au bout de plusieurs heures d'investigations minutieuses, les enquêteurs sont perplexes. C'est le mystère de la chambre jaune. Si quelqu'un était entré ou sorti, les chiens auraient aboyé, ce sont de vrais fauves. Or, le gardien, qui habite à l'entrée du parc, n'a rien entendu. De même, le signal d'alarme qui indiquerait que l'on force une porte n'a pas fonctionné, d'ailleurs aucune porte n'a été forcée. C'est un crime en vase clos. Comme rien n'a été volé, il reste l'hypothèse d'un fou. Mais un fou n'aurait pas exécuté cinq personnes. Il les aurait massacrées, les victimes auraient crié et se seraient débattues. (à suivre...)