"Annaba" À La Colonne, l?expression «ouled el karti» trouve sa signification la plus complète. Dix heures. Il fait très beau, et l?activité bat son plein dans le quartier de La Colonne, un faubourg qui tient son nom du colonialisme et que personne n?a jamais songé à changer. Les enfants jouent sur le large trottoir qui borde la mosquée d?El-Forkane. De temps en temps, leur ballon s?égare sur les genoux d?un vieillard assis sur le seuil de la grande porte. Le vieux gronde, fait mine de le garder, mais finit toujours par le relancer et ses menaces se perdent parmi les cris d?enfants. Contre le mur, le cordonnier, qui a installé sa table près de la mosquée, s?affaire. C?est un homme entre deux âges, toujours vêtu de bleu. Il est né à La Colonne et connaît presque tous les habitants du quartier. Il serre entre ses lèvres des pointes brillantes qu?il prend une à une pour les enfoncer dans des semelles éculées, qu?il retape pour un temps. Bavard, le propriétaire des chaussures, assis près de lui sur un petit banc, les pieds nus posés sur un sachet de nylon, ne reçoit pour toute réponse que des hochements de tête et des Mmm ! Mmm !.. Au coin du trottoir, un kiosque peint en bleu ciel fait office de café. Les clients attablés sous deux arbres séculaires, jouent aux dominos avec de brusques coups sur la table, accompagnés de cris. Les jeunes, appuyés sur les rebords du kiosque comme sur un comptoir, plaisantent entre eux, en lorgnant discrètement les jeunes passantes. À mesure que l?on descend vers «la gazelle» dans la rue Abdelkader Benamiour, les maisons se font plus serrées et semblent être sorties d?un même moule. Presque toutes sont très anciennes, ne dépassent pas les deux étages, avec d?étroits balcons en fer forgé. Leurs façades décrépies ont des entrées sombres et profondes donnant sur des cours intérieures dégageant une impression de mystère. De nombreuses familles cohabitent dans ces maisons et chacune connaît son voisin presque comme lui-même, chaque événement est aussitôt connu de tous et les langues vont bon train. De temps en temps, une femme en gandoura apparaît sur un balcon, secoue un tapis ou un vêtement tout en jetant un coup d??il sur ses rejetons qui jouent à se poursuivre sur les trottoirs, bousculant les passants. Des deux côtés de la rue, les pâtés de maisons sont fréquemment coupés par des ruelles qui débouchent à droite sur le boulevard Amirouche, et à gauche sur la rue de Strasbourg. Ce qui frappe le plus dans ce quartier très populeux, c?est le nombre de locaux commerciaux collés les uns aux autres, comme un long chapelet multicolore qui n?en finit pas de s?égrainer. On y vend de tout. Du dernier CD à la mode aux zlabias de Mila. Tous les dix pas, on bute sur des tables de cigarettes ou de bonbons tenues par des jeunes chômeurs, qui rêvent visiblement à autre chose. Beaucoup d?entre eux, après avoir vainement cherché du travail, se sont résignés à installer une «tabla» pour ne plus être une charge pour leur famille. D?autres font vivre la leur avec leurs maigres bénéfices. On sent que les habitants de La Colonne pour la plupart de condition très modeste, cachent leur pauvreté derrière une grande dignité. Les pères de famille sortent le matin propres et bien mis dans leurs vêtements usagés, le sourire aux lèvres, même s?ils ont les poches vides. C?est une façon de vivre à La Colonne qui fait que ce quartier bien de chez nous, où chacun trouve sa place, possède peut-être plus que d?autres ce quelque chose d?indéfinissable qui unit une communauté et qui fait que chacun est conscient qu?il fait partie d?un tout. L?expression «ouled el karti» trouve ici sa signification la plus complète. Les brebis galeuses sont rares noyées dans la multitude des «ouled familia». C?est un quartier turbulent prêt à s?allumer pour un rien, dans une atmosphère bon enfant, à l?image de la cité Djebanet Lihoud ou la Place d?Armes. Plus loin, près du coiffeur dont le salon regorge de clients ou d?amis il y a la présence rassurante de Hadj Radouane, ancien hospitalier assis sur un banc, lisant son journal en attendant d?être sollicité pour une injection, qu?il fera dans l?arrière-boutique du laitier d?en face. À l?endroit où les pâtés de maisons se font rares les rues Benamimour et Amirouche se touchent et se séparent à nouveau par d?autres immeubles, il y a une petite placette, le c?ur de La Colonne, nommée «El Ghazella». La statue de Diane chasseresse fine, aérienne, conduisant une gazelle, trône au-dessus de la foule.