Mémoire n Sur sa frimousse creusée et froissée, dans ses yeux verts se dessinent des années d?existence, des histoires secrètes et lointaines, les blessures indélébiles du passé, de la vie? Cette homme, nous l?avons rencontré dans un café au centre-ville de Sidi Ghilès où il a installé, comme d?habitude, sa dérisoire tablette en carton pour vendre des cigarettes. Sur sa tête, un turban orange entoure, à l?ancienne, une chéchia blanche. Un visage bistré, comme celui de tous les gens de la campagne, dégage une certaine naïveté et candeur, son corps maigrelet est élancé et épuisé. Il parlera longtemps de sa vie, de son combat, mais sans la moindre haine, sans la moindre plainte contre les temps injustes, contre la société ou les conditions pénibles de survie, juste un sourire puérile pour dire que la vie est ainsi faite. Né en 1934, Mohamed Benjillali a aujourd?hui 71 ans, c?est un homme infatigable, car à cet âge, où habituellement on jouit de sa retraite, il travaille encore car il a dix enfants à nourrir. «Je ne suis pas natif de la région, moi je suis venu ici pour chercher du travail chez les colons dans les champs. Je me rappelle qu?on faisait les moissons, on nettoyait les champs, on s?occupait des arbres?». Il sourit, emporté par les souvenirs, puis lâche : «Vous savez, je me rappelle que le meilleur Algérien d?entre nous portait un pantalon rapiécé au moins à dix endroits ! C?était la misère ! On travaillait 16 heures par jour !» Mohamed est l?aîné de deux frères, dont l?un est mort en martyr pour la lutte de libération. «Moi, je n?ai pas rejoint le maquis, j?ai choisi de travailler, il fallait le faire.» Il se souvient aussi de la beauté inégalée de Sidi Ghilès, de la verdure, des arbres, des vignobles, du soleil doré et des plages. «Sidi Ghilès est le nom d?un wali, un saint homme qui a servi le pays et la religion. Un marabout, vous savez ce que c?est !? Il repose en paix actuellement. La légende raconte qu?à l?époque des Romains, la ville a été inondée par des pluies torrentielles qui ont enseveli les maisons et les citoyens, il y a eu beaucoup de morts», raconte-t-il. Soudain, il baisse la voix, son ton change et ses yeux verts s?écarquillent : «Aujourd?hui, il y a plusieurs endroits à Sidi Ghilès sur lesquels on ne peut rien bâtir, rien édifier, comme El-Habta, les terrains ne sont pas constructibles. Il paraît que les cadavres de Romains en sont la cause.» C?est tout ce que sait Mohamed de l?histoire, du passé, des légendes qui emplissent sa tête, comme s?il n?était pas du tout concerné par tous les événements qui ont ébranlé son pays.