Epoque n Il y a quarante ans, Oran n?était qu?un gros village et l?indépendance avait encore des boutons d?acné sur les joues. Tout le monde se connaissait dans cette petite ville de province au parfum suranné. On savait qui était qui et qui faisait quoi. L?Istiqlal n?avait pas changé grand-chose. Du moins dans les habitudes. Le boulevard Khemisti continuait à s?appeler Alsace-Lorraine, le boulevard Adda Ben Aouda (aux Plateaux) était toujours désigné par son ancien nom : Hyppolite-Giraud et le même vieux tramway desservait toujours le boulevard de Stalingrad, berceau de Sidi El-Houari. On l?a depuis débarrassé de tous ses pavés. Et c?est vraiment bien dommage parce qu?ils faisaient son charme. Une semaine avant le ramadan, le rituel dans la cité était toujours le même ; tout Maghnia et ses épices débarquaient en force à Médina J?dida et El-Hamri et s?invitaient dans les échoppes. La cannelle et le poivre rouge sentaient si fort que l?on était obligé parfois de se boucher le nez. Et ne parlons pas du gingembre. Pas un bouton de guêtre ne manquait aux aromates qui arrivent par cartons entiers. Notre marché familial prenait alors au fil des jours les allures d?un immense souk, d?un bazar de plateaux en rafia pleins à ras bord de monticules de poudres et de granulés de toutes sortes et de toutes les couleurs. Encens, poivre noir, clous de girofle, grains de sésame, henné, meswak, la caverne oranaise d?Ali Baba était toujours surchargée. Une raison simple à tout cela : la h?rira exigeait beaucoup de préparation. Plat typiquement de chez nous ? ou marocain de naissance comme on le prétend, personne n?a jamais tranché ?c?est d?ailleurs la seule chose en commun avec nos voisins si l?on excepte la zetla. Mais une chose est sûre : aussi loin que remontent nos souvenirs, la h?rira a toujours été le premier mets servi à la rupture du jeûne en Oranie. Bien avant les dattes et le petit-lait dans certains foyers. A Mostaganem, par exemple, de très vieilles familles commencent d?abord par la calentita maison avant de passer au reste du repas. Ce choix nutritionnel curieux et singulier ne répond à rien au fond sinon à une coquetterie culinaire qui ne dit pas son nom. Et puisque nous parlons de menu, il faut, cependant, remarquer que la plupart sinon la totalité des jeûneurs qui habitent un port à l?ouest du pays, Beni Saf par exemple, Arzew, Ghazaouet, Marset Ben M?hidi ou Mers El-Kebir, rompent leur premier jour de jeûne par du poisson, symbole d?opulence et de richesse. Du reste, ce poisson les accompagnera deux à trois fois par semaine au cours de cette période, frit, en boulettes ou en soupe.