On raconte ? mais Allah est plus savant ? qu'il y avait, dans la ville de Koufa, un homme qui comptait parmi les habitants les plus riches et les plus considérables. Il s'appelait Printemps. Dès la première année de son mariage, le marchand Printemps sentit descendre sur sa maison la bénédiction du Très-Haut par la naissance d'un fils fort beau qui vint au monde en souriant. Aussi l'enfant fut-il nommé Bel-Heureux. Le septième jour après la naissance de son fils, le marchand Printemps alla au souk des esclaves pour acheter une servante à son épouse. Arrivé au milieu de la place centrale, il jeta un regard circulaire sur les femmes et les jeunes garçons que l'on proposait à la vente, et il vit au milieu de l'un des groupes une esclave à la figure fort douce qui portait sur son dos, serrée dans la large ceinture, sa fillette endormie. Le marchand Printemps alors pensa : «Allah est généreux !» et il s'avança vers le courtier et lui demanda : «Combien cette esclave avec sa fillette ?» Le courtier répondit : «Cinquante dinars ni plus ni moins !» Printemps dit : «J'achète ! Ecris le contrat et prends l'argent.» Puis, cette formalité remplie à l'heure même, le marchand Printemps dit doucement à la jeune femme : «Suis-moi, ma fille.» Et il la conduisit à sa maison. Lorsque la fille de son oncle, qui est aussi son épouse, vit arriver Printemps avec l'esclave, elle lui demanda : «O fils de l'oncle, pourquoi cette dépense vraiment inutile ; car moi, à peine relevée de mes couches, je pourrai toujours tenir ta maison comme avant !» Le marchand Printemps répondit avec aménité : «O fille de l'oncle, j'ai acheté cette esclave à cause de la fillette qu'elle porte sur le dos et que nous élèverons avec notre enfant Bel-Heureux. Et sache bien qu'à en juger par ce que j'ai vu de ses traits, cette petite fille en grandissant n'aura pas son égale en beauté dans tous les pays de l'Irak, de la Perse et de l'Arabie !» Alors l'épouse de Printemps se tourna vers l'esclave et lui demanda avec bonté : «Comment t'appelles-tu ?» Elle répondit : «On me nomme Prospérité, ô ma maîtresse !» L'épouse du marchand fut très heureuse de ce nom et dit : «Il te sied, par AIlah ! Et comment s'appelle ta fille ?» Elle répondit : «Fortune.» Alors l'épouse de Printemps, à la limite de la joie, dit : «Puisses-tu dire vrai ! Et qu'Allah, avec ta venue, fasse durer la fortune et la prospérité sur ceux qui t'ont achetée, ô figure blanche !» Après quoi elle se tourna vers son époux Printemps et lui demanda : «Puisqu'il est d'usage pour les maîtres de donner un nom aux esclaves achetés, comment penses-tu appeler la petite fille ?» Printemps répondit : «A toi la préférence.» Elle répondit : «Nommons-la Belle-Heureuse !» Printemps répondit : «Mais certainement. Je ne trouve à la chose aucun inconvénient.» Et l'enfant, de la sorte, fut appelée Belle-Heureuse et fut élevée avec Bel-Heureux, exactement sur le même pied. Et tous deux grandirent ensemble en augmentant tous les jours en beauté ; et Bel-Heureux appelait la fille de l'esclave «ma s?ur» et elle l'appelait «mon frère». Lorsque Bel-Heureux eut atteint l'âge de cinq ans, on songea à célébrer sa circoncision. On attendit pour cela la fête de la naissance du Prophète (sur lui la prière et le salut !) afin de donner à ce rite précieux toute la manifestation de beauté qu'il comporte. Solennellement donc on fit la circoncision à Bel-Heureux qui, au lieu de pleurer, ne fut pas loin de trouver à la chose de l'agrément et qui, comme d'ailleurs en toute circonstance, souriait gentiment. Alors le cortège se forma nombreux et imposant, composé de tous les parents, amis et connaissances de Printemps et de la fille de son oncle ; puis, bannières et clarinettes en tête, il traversa toutes les rues de Koufa, et Bel-Heureux était juché sur un palanquin rouge porté par une mule richement caparaçonnée de brocart, et à ses côtés était assise la petite Belle-Heureuse qui l'éventait avec un mouchoir de soie. Derrière le palanquin suivaient les amies, les voisines et les enfants qui charmaient l'air de leurs «lu-lu-lu» de joie, cependant que le digne Printemps, dilaté à l'extrême, conduisait par la bride la mule importante et docile. (à suivre...)