Heidi, Elfriede, Sabina, Sylvia, Karin, Brunhilde et Regina... Une brune aux yeux verts, une rousse aux yeux noisette, une frisée, une autre aux cheveux lisses, une blonde, une châtain terne, une aux cheveux courts... des femmes, jeunes, moins jeunes et même plus très jeunes, des prostituées. Etranglées, assommées, abandonnées dans des rivières ou des étangs, par un commis voyageur du crime, sur un trajet de tueur-touriste en Autriche. Sept femmes en presque deux ans, entre 1990 et 1991. Lorsque la manière de tuer est quasi identique, cela s'appelle en jargon criminel un «modus operandi». Et lorsque des services de police repèrent un «modus operandi», il s'agit presque toujours d'un criminel unique. Affreusement classique, le tueur de prostituées. Celui-ci aurait donc opéré entre les mois de mai 1990 et d'octobre 1991. Sept femmes en dix-sept mois. Une moyenne régulière et un système identique : l'étranglement avec un bas, une écharpe ou un soutien-gorge, sans mobile autre, apparemment, que celui de tuer et sans traces suffisantes permettant d'identifier le tueur. Le premier travail d'un policier dans ce genre d'affaires est de répertorier dans les fichiers des suspects possibles. Un suspect brille parmi les autres. Il brille même de tous ses feux. Libéré de prison justement au mois de mai 1990, après dix-sept ans de cellule, pour un crime commis en 1974. Devant la fiche de cet homme, les enquêteurs réfléchissent avec précaution. C'est qu'il ne s'agit pas de n'importe qui. Hansi Unterweger, dit «le beau Jack». Une célébrité. Auteur à succès, écrivain, poète, l'exemple même de la réinsertion parfaite. Il a été condamné à l'âge de vingt-quatre ans, il en a quarante et un. Et durant ses années passées en prison, il a grimpé sur l'échelle sociale avec une intelligence et une réussite remarquables. A tel point qu'il est devenu la coqueluche de Vienne, de l'intelligentsia autrichienne, une sorte de locomotive qu'il est de bon ton d'inviter aux conférences, aux cocktails, aux réceptions diverses, sur qui l'on a écrit des articles flatteurs, vantant son talent d'écrivain et sa formidable réadaptation. Un bel homme, brillant, mondain, qui a su profiter d'une condamnation, pourtant terrible à son âge, pour devenir «quelqu'un». L'homme est donc devenu un symbole. après avoir été un enfant, un adolescent et un jeune homme du pavé. Lors de son procès, toute sa vie a été étalée devant le tribunal, une vie d'enfer, une vie qui ne pouvait que le mener au crime. Sa mère, prostituée occasionnelle, rencontre à dix-huit ans un soldat américain, tombe enceinte et accouche d'un petit garçon dont elle n'a que faire et qui l'encombre à tel point qu'elle le confie à son propre père, alcoolique. Joli départ. Hansi ne connaîtra jamais son Américain de père, occupant triomphant et passager de l'Allemagne des années cinquante. Et durant sa petite enfance, il n'entendra parIer de sa mère qu'en termes terriblement imagés : «Ta saloperie de mère est une pute, elle me laisse sans fric pour t'élever.» Ainsi parlait le grand-père qui, le rudoyant par principe, le traitait également de «fils de pute». Le «fils de pute» voudrait bien, comme tous les petits garçons, avoir une mère tout de même. Il l'attend, il l'espère, elle ne vient pas, et entre-temps il copie le comportement de son grand-père, lequel ne pense qu'à boire et à trousser des filles, et entasse des revues pornographiques, y compris des photos de nus de sa propre fille, à portée du gamin. Que se passe-t-il dans la tête d'un enfant, à la vue du corps de sa mère ainsi offert à tous les regards ? Il fait l'amour à dix ans, avec une copine de maman, il apprend le trottoir, les voIs, fréquente le petit milieu, le gros milieu. Maman exerçant son métier un peu partout dans le pays, il cherche à la retrouver de ville en ville, de trottoir en trottoir, sans jamais la rejoindre. Une quête sans espoir, durant laquelle il habite chez des prostituées, dort derrière un rideau tandis qu'elles ?uvrent avec les clients et vit de rapines. (à suivre...)