«Méfie-toi du mec qui vient de s'asseoir, il n'a pas l'air très net !», murmure le conducteur de l'autobus à son collègue au moment du changement de chauffeur. Sage conseil. Dans la région lyonnaise Philippe P., vingt-sept ans, s'apprête à exercer son métier de conducteur d'autobus. Métier fatigant, certes, mais qui ne manque pas de charme : variété des voyageurs, variété des paysages selon les couleurs changeantes des saisons. Brefs contacts presque amicaux avec les habitués de sa ligne, pittoresques personnages qui entrent pour quelques instants dans son univers, touristes, amoureux qui ne peuvent s'empêcher de faire savoir au monde entier qu'ils s'adorent, grincheux ou farfelus en tout genre. Que lui réserve cette journée de printemps à bord de l'autobus 36 ? Le parcours commence bien, rien à signaler d'anormal. Jusqu'au terminus le T., banlieue qui a eu les honneurs de la presse nationale, il y a quelques années, pour les bagarres qui opposèrent jeunesse mal dans sa peau et forces de police. Tout le monde a encore dans l'œil les images de véhicules incendiés brûlant dans la nuit. Mais pour l'instant, il fait beau et on est en pleine matinée. Le jeune homme, qui n'a pas l'air net, monte, présente son abonnement et s'assied. Philippe n'a pas de mal à déceler les problèmes du jeune homme : son visage est couvert d'ecchymoses et tout laisse à penser qu'il s'agit des traces d'une altercation récente. Philippe imagine la scène, on en voit tant de semblables à la télévision tous les jours de la semaine... C'est pourquoi l'un des autres conducteurs de la ligne, au moment de la «pause cigarette» a même le temps de préciser que ce voyageur est un peu «agité», mais rien de très gênant, des grommellements inintelligibles, une sorte de conversation intérieure avec quelque interlocuteur imaginaire et peu amical. Philippe remercie du renseignement et se promet de surveiller le client. Tout le monde a pris place. On démarre. Pendant les premiers kilomètres, tout se passe normalement, arrêts, montées et descentes de voyageurs, renseignements aux égarés, monnaie à rendre, attention plus marquée pour les personnes âgées qui nécessitent plus de temps pour monter et descendre... Le voyageur aux ecchymoses a cessé sa conversation intérieure et il commence à interpeller les autres voyageurs et voyageuses les plus proches de lui. Leur posant des questions un peu débiles, faisant lui-même les réponses et les commentaires, exprimant des opinions à l'emporte-pièce sur le paysage, l'environnement, les événements et les hommes politiques, les femmes, le sexe, l'amour, la religion, mille sujets décousus... Il «chahute» un peu, comme on dit. «Méfie-toi du mec qui vient de s'asseoir, il n'a pas l'air très net !» Philippe, prévenu par son collègue, est un peu plus tendu, mais garde le contrôle de la situation. Et on arrive à l'autre bout de la ligne. Bizarrement, le voyageur aux ecchymoses ne descend pas. Il reste en place et repart dans l'autre direction vers son point de départ. Et, en sens inverse, le trajet se déroule à nouveau de la même manière. Jusqu'à l'arrêt de S. Soudain, le voyageur agité se lève, s'approche de Philippe et sortant rapidement de sa poche un couteau à cran d'arrêt il en applique le tranchant sur la gorge du pauvre conducteur qui croit sa dernière heure venue. Le jeune homme énervé oblige Philippe à stopper le véhicule et il intime aux autres voyageurs l'ordre de quitter l'autobus. Puis on redémarre. L'énergumène décide : «On va à Montpellier !» Pas du tout dans la même région ! Un détour d'au moins six cents kilomètres aller et retour ! En même temps Philippe sent dans son dos le contact dur et menaçant d'un canon de revolver. Le couteau sur la gorge, il redémarre en essayant de se raisonner, de se remémorer les consignes classiques : «Ne pas faire de mouvement brusque, gagner du temps, ne pas énerver l'agresseur.» L'autobus 36 emprunte l'autoroute du Sud et file vers son destin. (à suivre...)