Le train Glasgow-Londres est en gare à deux minutes du départ. Dans le compartiment n°5, un homme seul, vêtu de gris, tient dans ses bras un bébé enveloppé d'un châle rouge. L'homme regarde vers le quai, où personne ne lui fait signe. Dans le couloir, un jeune couple hésite à prendre place à ses côtés. La femme qui paraît avoir une vingtaine d'années fait un pas en avant, mais son compagnon la tire par le bras, et ils vont s'installer dans le compartiment suivant, le n°7. Lorsque le train démarre, il emporte avec lui deux mystères. Et, lorsqu'il arrive à Londres, les deux mystères se confondent. En vérifiant les wagons de première classe, le receveur découvre sous la banquette du n°5 un bébé mort dans un châle rouge. A l'arrivée de la police, le receveur décrit l'homme vêtu de gris : «Je n'ai pas bien vu son visage. Une quarantaine d'années peut-être, mais je ne suis pas sûr. Quant au bébé, il avait l'air de dormir.» Cette maigre description ne mènera les enquêteurs nulle part. En fouillant le compartiment suivant, ils découvrent, abandonnée sur la banquette, une petite trompette en plastique jaune. Une sorte de jouet d'enfant. Le receveur se souvient du jeune couple qui occupait le compartiment n°7. «Des jeunes mariés sûrement. La jeune dame agaçait son mari en soufflant là-dedans. Elle a dû l'oublier.» Espérant recueillir un témoignage plus précis sur l'homme au bébé, la police emporte la petite trompette jaune. Et dans les journaux du lendemain, on signale le fait, en demandant aux voyageurs à la trompette de se présenter à Scotland Yard pour un témoignage important. Mais personne ne se manifeste. De plus, l'autopsie de l'enfant démontre qu'il est décédé de mort naturelle. Il n'y a pas eu crime, et l'homme qui a abandonné l'enfant n'est pas retrouvé. Le bébé sera enterré sans nom, le 16 octobre 1948. La petite trompette jaune reste sur les étagères des pièces à conviction de Scotland Yard. Ce n'est pas important, une trompette. Sauf pour George Muncey, dont l'Histoire vraie ne parle que de cela. George Muncey est un étrange garçon. Elevé par sa mère jusqu'à l'âge de vingt-six ans, déjà orphelin de père, il assiste en 1947 à l'enterrement de Mme Muncey- mère, son seul soutien, sa seule famille. Sa mère était énergique. Elle était grande et autoritaire. Elle l'aimait, le dirigeait, l'étouffait peut-être, mais à présent, George se sent perdu. Il est seul devant le prêtre. Seul devant les officiants et ce grand cercueil de chêne qu?il abandonne là, lui arrache plus que des sanglots. Un désarroi total. Le magasin de sa mère à Chichester est vendu honorablement par un notaire, et il en a retiré 800 livres. Une somme assez importante en 1948. George quitte la petite ville pour s'installer à Londres, où il loue une chambre modeste. Et il se met à vivre à sa manière, c'est-à-dire qu'il passe d'un cinéma à l'autre, et d'un théâtre à l'autre. Vivre en rêve, dans la fiction des autres, c'est son seul courage. Il a loué un fauteuil au théâtre, où l?on joue une opérette célèbre cette année-là : La Veuve joyeuse. Et il revient presque chaque soir pendant une semaine. C'est un garçon correct, timide, au visage un peu enfantin, et aux traits sans consistance. La dame mûre qui a loué le fauteuil voisin le trouve très sympathique. «Vous aimez l'opérette ? Moi aussi.» (à suivre...)