L'Esquimau est un mangeur de poisson cru. C'est ce que veut dire son nom et c'est à peu près ainsi que se résumait l'intérêt des Européens, au dix-neuvième siècle, pour cet habitant étrange de l'Arctique, des rivages de la baie de Baffin au cap de Glace. De savants ethnologues avaient décidé de les classer, de loin, car ils s'en approchaient avec prudence, dans la race mongole, et décrivaient ainsi leur physique : «Les hommes sont de taille au-dessous de la moyenne ils ont les yeux noirs, petits et perçants, les pommettes saillantes et le teint cuivré. Les femmes ont les yeux noirs, relevés à la chinoise, leur figure est douce et parfois jolie. Ils se ressemblent tous.» Qu'en termes succincts ces choses-là furent dites ! En réalité, les habitants du Groenland, qu'ils soient Esquimaux ou Indiens, ont une culture remarquable et à l'époque où les dignes représentants de l'ethnologie du dix-neuvième siècle les considéraient comme une race «naïve et inférieure» (sic), ces gens-là avaient déjà institué chez eux la régulation des naissances et l'avortement, découvert un médicament contre les maladies pulmonaires ; ils utilisaient le sauna et pratiquaient volontiers l'union libre. Nous sommes en 1964, dans les territoires du Nord-Ouest canadien. Forêts immenses, marécages, rivières tumultueuses, torrents déchaînés, un paysage de rocailles stériles et de toundras, parsemé de lacs, entouré de hautes montagnes, ou de côtes découpées, orné de prairies parfois, où l'herbe ondule sous le vent glacial. La terre et la mer sont si intimement mêlées qu'il est difficile de déterminer la côte. Trois millions et demi environ de kilomètres carrés... C'est là que la police montée canadienne assure l'ordre, mais aussi l'assistance. Sur l'une des îles de l'océan glacial Arctique, la terre de Baffin, longue de 1 600 kilomètres, ils sont cent vingt policiers pour surveiller ce territoire immense du Nord-Ouest canadien. Le 30 décembre 1964, une patrouille de deux traîneaux tirés par des chiens progresse lentement en direction de Iglukjuak. C'est le plein hiver, la période la plus rude ; les hommes sont en route depuis des jours et leurs visages sont marqués par la brûlure du froid. Le sergent Van Norman dirige cette patrouille, et il est inquiet. Sa mission n'est pas celle d'un policier ordinaire. Elle consiste habituellement à apporter aux habitants isolés secours, médicaments, aide administrative, allocations familiales, études sur la densité du gibier de chasse, courrier, offres d'emploi... et une multitude de choses qui seraient normalement du ressort d'une dizaine d'administrations différentes. Le sergent Van Norman, comme ses hommes d'ailleurs, doit se transformer en médecin, en notaire, en facteur, en percepteur, en garde-chasse et garde-pêche, en saint Louis sous son igloo ou en père Fouettard. Il est le seul intermédiaire entre le gouvernement canadien et la plupart de ces tribus, qui ne parlent pas le même langage : il est donc considéré. Etre détaché dans le Nord, pour un policier canadien, constitue un privilège car le choix est sévère. Il faut des qualités morales et physiques exceptionnelles. Car il faut des hommes d'exception pour faire face à toutes les situations qu'une société humaine peut engendrer sur un territoire qui ne pardonne aucune faiblesse. Le sergent est donc un homme d'exception. Et il est inquiet pour l'un de ses ressortissants et ami, le chef Kolitalikk, qu'il n'a pas vu depuis l'été dernier. Or l'été dernier, Kolitalikk était malade. Il est rare que les Esquimaux et les Indiens contractent des maladies contagieuses. Leur isolement les protège et les microbes ne résistent pas aux glaces. Mais l'été dernier, Kolitalikk a attrapé la rougeole. Une maladie bénigne en Occident, réservée en principe aux enfants, mais dont le vieux chef a eu du mal à guérir. Sa solide carcasse de chasseur, de voyageur infatigable, s'en est trouvée amoindrie. (à suivre...)