"Exclusion" Les jeunes trouvent la parade en adoptant leur propre code de conduite. Un nouveau vocabulaire pour se faire respecter. Ils ne se connaissent pas, ils habitent des quartiers différents, mènent un train de vie différent, mais ont quelque chose de précieux en commun : un nouveau vocabulaire, propre à eux. Une «langue officielle», sorte de dictionnaire parlé, sans grammaire ni orthographe, qui se répand, telle une traînée de poudre, à une vitesse vertigineuse et qui s?apprend et se transmet dans leur microcosme, dans une parfaite communion. La règle est simple : sortir du carcan traditionnel et laisser les langues... se délier, quitte à braver les interdits et à transcender les règles naguère immuables. À Bab El-Oued, le mot tchipa, a la même consonance qu?à Cervantes, Soustara, Ben Omar, El-Harrach, La Pointe ou Hussein Dey. Ce mot comme tant d?autres néologismes, a fait même le tour d?Algérie en un temps record et sa teneur n?a d'égale que les ravages de la corruption et de ses corollaires dictés essentiellement par les mutations socioéconomiques connues à partir du début de la décennie 1980. Sous-produit de la misère, la tchipa est incontestablement le fil conducteur de toute transaction, sa raison d?être même. A elle seule, un florilège de significations : pot-de-vin, largesses, profit, corruption, machwa... Trik (route) en est sans doute le mot complice. Il est la propriété des trabendistes, ceux qui font couramment le trajet Alger-Istanbul. Trik veut dire explicitement avoir une petite connaissance dans la diwana (douanes) pour éviter les affres de la saisie. Et c?est justement de la Turquie que nous est parvenu le mot chebrag qui, dans le nouveau langage, dépeint les non-citadins, les arrivistes et ceux qui entrent par effraction dans la ville. Littérairement, chebrag est le nom d?un tissu turc de mauvaise qualité. Transposé à l?homme, il donne la signification qu?on connaît. Les termes en vogue sont légion. Il ne se passe pas un jour sans que le lexique s?étoffe de néologismes dont les emprunts sont puisés dans les différentes langues : l?arabe, le français, l?anglais, l?espagnol, le portugais, l?allemand... Pour les ethno-sociologues, ces nouvelles découvertes sémantiques dénotent surtout la nouvelle reconfiguration sociale de cette grande composante qu?est la jeunesse. Victimes de l?exclusion sociale, les jeunes forment leur monde à eux et par ricochet leur propre langue pour devenir une partie intégrante de la société, mais avec des repères qui s?accommodent proprement de leur mode de vie et la transmission de cette nouvelle culture permettra, de l?avis des sociologues, d?imprimer un nouvel élan à cette pratique linguistique.