Héritage n Il y a plusieurs toreros dans la famille de Sanchez Rodriguez, mais aucun n'est célèbre. Le 4 juillet 1917, c'est la fête dans le quartier de la Merced, à Cordoue, au sud de l'Espagne. Quand on évoque Cordoue, on pense tout de suite aux fastes du passé, à Qortoba la musulmane, aux palais des Mille et Une Nuits et aux mosquées splendides. Rien de cela, ici : des rues lépreuses, des maisons lézardées et toute une foule d'enfants en guenilles, qui jouent à donner l'estocade avec des épées en bois, à d'invisibles taureaux… Ici, en dépit de la misère, beaucoup d'enfants et d'adolescents rêvent de pratiquer un jour la tauromachie. Il n'y a pas seulement l'amour de la chose, ancrée dans la culture et l'histoire de la région, mais aussi l'espoir de la réussite et, pourquoi pas, de la fortune. Le père du petit dont on fête le baptême, Sanchez Rodriguez, est matador — celui qui, dans les corridas, met le taureau à mort — ainsi que son père et plusieurs membres de sa famille. Un de ses oncles, Pepeté, est même mort dans l'arène, éventré par un taureau ! En fait, aussi loin que l'on remonte dans l'histoire de cette famille, on trouve des matadors ou des toréadors : qu'ils combattent la bête ou la tuent, ils ont la passion du taureau dans le sang… Une passion qui, hélas, n'a assuré jusque-là la gloire à aucun de ses membres, puisqu'il s'agit de toreros de seconde zone… «Bravo Sanchez ! crient les amis venus fêter la naissance du petit, bravo Sanchez, tu assures la relève !» Si Sanchez «assure la relève», c'est parce que jusqu'ici, il n'a mis au monde que des filles : six au total, et on désespérait de le voir devenir père d'un garçon, c'est-à-dire d'un futur torero ou matador. Sanchez est, bien sûr, fier de son fils, mais il le regarde avec une certaine déception. Le bébé que sa mère tient dans ses bras est tout menu, chétif même. C'est à peine s'il ose le prendre tant il lui paraît fragile. «Vous croyez, demande-t-il avec scepticisme, qu'il pourra descendre dans l'arène pour combattre les taureaux ? — Bien sûr ! — N'est-il pas trop faible pour cela ? On rit. — Bête que tu es, il ne restera pas comme ça ! — Il va grandir, dit un vieux, et forcir ! — Tu verras les muscles que prendront ces jambes, dit un autre, et ces bras… Il dansera sur l'arène, il mènera la vie dure aux taureaux ! N'est-ce pas, Maria Dolores ?» On se tourne vers une vieille femme toute ratatinée. Celle-ci regarde l'enfant et, levant sa main osseuse, lance cette prédiction : «Ce petit deviendra un grand torero !» Sanchez sourit. Si la vieille Maria Dolores, que l'on prend un peu pour une illuminée, le dit, c'est que cela se produira : le petit, auquel on a donné le prénom de Manuel – Manolete pour les intimes — sera un grand torero. (à suivre...)