Soirée n Juillet 1956. Brahim, le pharmacien de Guelma, a invité des officiers pour la soirée. Contrairement à l'accoutumée, Brahim se lève au chant du coq. Il a très peu dormi, se tournant et se retournant dans son lit, la tête pleine d'idées contradictoires, faisant et refaisant ses plans. Vers une heure du matin, il s'est levé pour boire un verre de vin léger, dont il garde toujours une petite carafe posée sur la grande cheminée de marbre de sa chambre. Puis il s'est recouché, mais le vin ne lui a pas procuré l'effet apaisant qu'il recherchait... Dans la ville de Guelma endormie, il était peut-être le seul à veiller à une heure aussi tardive sauf, bien sûr, les militaires français qui montaient la garde et surveillaient étroitement toute la région... Dans la maison, tout le monde dormait ; le silence était complet. Avec précaution, tel un voleur, il saisit la torche déposée sur la table et un couffin contenant une bouteille, des chiffons et des seringues, traverse le couloir, descend l'escalier en bois en évitant les marches qui craquent et descend dans la cave, dont il referme la porte derrière lui sans bruit. Quand il allume, la grande cave humide est inondée d'une lumière incertaine qui semble flotter au-dessus des rayons bien alignés contenant les bouteilles de vin, dont certaines ont plus de cinquante ans d'âge. Il sélectionne les meilleurs crus et les dépose sur la grande table de bois équarri, et choisit au hasard d'autres bouteilles, qu'il met à part. Celles-là sont plus nombreuses, environ une centaine. Brahim travaille sans relâche, allant et venant dans la cave, le bruit de ses pas est atténué par ses pantoufles de caoutchouc. De temps à autre, il s'approche de la porte et écoute un instant puis, rassuré, il reprend son travail. Par la petite fenêtre de la cave qui diffuse maintenant la vague lueur de l'aube naissante, lui parviennent des aboiements de chiens lointains, venant des fermes avoisinantes appartenant à des colons. «M. Bertrand est un fin connaisseur, ainsi que le colonel. Je leur servirai mes meilleures bouteilles, celles qui ont eu le temps de se bonifier dans la cave depuis des dizaines d'années», pense-t-il en déposant les dernières bouteilles sur le sol, près de la table. Car Brahim, le pharmacien de Guelma, qui a invité les officiers de la région, leur épouse ainsi que les notables français de la ville comme le juge, le procureur, les administrateurs, pour un grand dîner d'anniversaire, a décidé de porter un grand coup aux envahisseurs en empoisonnant le vin qui sera servi à table... Quelques jours auparavant, il avait préparé le poison dans l'arrière-boutique de sa pharmacie, située rue Léon-Dubois, en plein centre-ville, après le départ de René, son préparateur, un jeune homme sournois. Avant de sortir, Brahim avait effacé toutes les traces de son travail, astiquant la table à plusieurs reprises, nettoyant les flacons, aérant la petite pièce pour faire disparaître l'odeur d'amande amère qui aurait pu le trahir, l'odeur du cyanure (à suivre...)