Guthrie, tu devrais aller te présenter à Winthrop Ames ! — Le grand Winthrop Ames ? Le grand producteur ? Tu parles, pourquoi pas le roi d'Angleterre pendant que tu y es ! — Qui ne tente rien n'a rien ! Guthrie se décide à se présenter aux bureaux de Winthrop Ames. Il est aimablement reçu par la secrétaire qui lui annonce cependant : — M. Ames est absent. C'est son assistant, M. Platt, qui va vous recevoir. Mais Guthrie a à peine le temps de se présenter. M. Platt lui annonce froidement et immédiatement : — Je suis désolé, je n'ai rien pour vous ! Au revoir, monsieur. Et il tend une main glacée et glaciale au pauvre comédien qui se lève sans trop savoir où il est. En reprenant le chapeau qu'il a posé à terre, Guthrie heurte quelque chose sur le bureau de M. Platt. C'est un magnifique encrier qui se renverse sur les documents qui sont là. Eperdu d'horreur, Guthrie essaie de réparer les dégâts. Il saisit le tampon buvard et s'affaire. Mais M. Platt l'interrompt brutalement : — Sortez d'ici ! Sortez immédiatement, vous m'entendez ? Guthrie se retrouve au-dehors, sous la neige new-yorkaise, la tête vide : — J'aurais dû lui dire... Mais quel imbécile je suis ! Je n'ai même pas pensé à lui dire que... Pas de doute possible, Guthrie vient de rater la chance de sa vie. Il se sent empli de honte et de rage. Pour le coup, il lancerait bien un pavé dans la vitre toute proche de l'agence Winthrop Ames. Guthrie entre alors dans le premier hôtel et, dans le salon, il saisit une feuille du papier à lettres mis à la disposition des clients. Et là, par écrit, il déverse sa bile. Il a des arguments cinglants contre l'agence Winthrop Ames. Il accuse celle-ci de préférer les acteurs britanniques aux américains. Puis il expose, sans modestie, toutes ses propres qualités d'acteur. Qualités qui auraient dû intéresser M. Winthrop Ames. Et enfin, emporté par son élan, il se lance dans une critique féroce du théâtre américain, de ses scléroses et de toutes les réformes qu'il serait bon d'y apporter. Une fois la lettre écrite, Guthrie se sent mieux. Il la met dans une enveloppe, ferme celle-ci et... la met dans sa poche. Puis il rentre chez lui. Il n'a pas faim et se couche aussitôt après avoir jeté la lettre dans la valise qui contient tout ce qu'il possède. Le lendemain, Guthrie n'a plus qu'une chose à faire : essayer encore de trouver un agent théâtral qui ait un petit rôle, une «panouille», comme on dit, à lui proposer. La course aux cachets à New York en 1913 est tout à fait comparable à celle que connaissent aujourd'hui les «intermittents du spectacle» qui doivent survivre entre deux rôles. Quelques semaines plus tard, Guthrie rentre chez lui, une fois de plus bredouille, découragé. Il est décidé : — Bon, j'abandonne le théâtre. Je n'y arriverai jamais. Je vais essayer de trouver un boulot de garçon d'ascenseur, ou de coursier, n'importe quoi ! Et il se met au lit. Mais, quelques minutes plus tard, on frappe à sa porte. Qui cela peut-il bien être ? — Vous êtes là ? C'est moi, Mme Famann, la propriétaire. Guthrie hésite à répondre. Il a quinze jours de retard pour le loyer. C'est bien le moment de venir les lui réclamer... Mais Mme Famann insiste : — Je sais que vous êtes là. Ouvrez-moi : c'est important. Guthrie enfile son pantalon par-dessus sa chemise de nuit et entrouvre la porte. La propriétaire lui déclare : — Voulez-vous descendre ? Le guéridon vous réclame. (à suivre...)