Près de la mer, dans ce village de pêcheurs, habitaient, dans une humble masure, un père de famille, sa femme et ses nombreux enfants. L'océan était l'unique ressource du pays. Dès les premières lueurs de l'aurore, Ciad (c'était son nom) larguait ses voiles. Dans les heures chaudes de la journée, il réparait ses filets. Puis, au crépuscule, il remettait son esquif à l'eau. Il connaissait la côte, ses rochers, ses criques, ses courants. Et malgré tout son savoir et tout son travail, il n'arrivait jamais à rapporter à la maison plus de trois poissons par jour. La famille survivait ainsi, en proie à la plus grande misère. Un jour où le pêcheur avait particulièrement labouré les flots de l'étrave de son bateau, il vit surgir de l'onde devant lui le terrible djinn el Behari, géant de la mer, dont la vue le glaça de terreur : «Qu'as-tu à venir ainsi m'ennuyer tous les jours ? Ne me laisseras-tu donc jamais en paix ? — Monseigneur, ayez pitié de ma famille, répondit le pêcheur. J'ai de nombreux enfants. Ma femme et mes petits ne comptent que sur moi. C'est à peine si je peux arriver à leur fournir trois poissons par jour... — C'est bon. Je vais te faire un cadeau. Mais surtout, n'en parle à personne. Voici un matsered (plat en forme de coupe surélevé sur pied). Tu n'auras qu'à lui commander : «Matsered, fais ton travail !...» Et il te donnera ce que tu désireras : couscous, méchoui, bouillon de poule, ragoût de mouton, gâteaux, etc. Seulement, après cela, ne reviens plus m'ennuyer avec tes hameçons et tes filets. Sinon je me fâcherai !» Tout heureux, Ciad rapporta le matsered à sa femme : «Djinn el Behari m'a donné un matsered qui nous fournira tout ce que nous lui demanderons ! La nourriture de nos enfants est assurée pour l'avenir. Il suffit de lui dire : «Matsered, fais ton travail»... Seulement, le djinn m'a bien recommandé de n'en parler à personne». Ravie, la femme commanda au matsered le rôti auquel elle aspirait depuis des années et le matsered lui présenta un gigot cuit à point et délectable. Toute la famille exultait de joie ! Le soir, le lendemain et les jours suivants, les festins se succédèrent au gré des désirs et de la fantaisie du pêcheur et de sa femme. Ayant ainsi la facilité d'organiser très simplement les repas les plus succulents, la femme voulut inviter sa cousine. Son mari était en promenade. Les deux femmes qui ne s'étaient pas vues depuis longtemps à cause de la pauvreté du pêcheur qui jusqu'ici avait empêché toute invitation, se mirent à bavarder à cœur ouvert. La bonne chair aidant, elles étaient en pleine euphorie. La cousine, étonnée de pareilles ripailles, demanda d'où leur venait cette facilité de leur nouvelle de vie. Entre parentes, la femme avoua qu'elle ne faisait plus de cuisine et n'avait qu'à passer ses commandes à son matsered. Elle alla même jusqu'à demander à la cousine ce qu'elle souhaiterait manger pour lui faire une démonstration sur-le-champ. Elle dit : «Matsered... Akhdem choghlek, fais ton travail...» et le matsered présenta le mets demandé : «Choufi !... (Vois)», dit-elle fièrement à son invitée. Dès lors, la cousine n'eut plus qu'une idée : voler cet instrument. Elle en parla à son mari. Ils convinrent de demander à leurs parents comme cela se fait couramment dans les familles musulmanes de venir faire un petit séjour chez eux. La maîtresse de maison accepta avec d'autant plus de plaisir qu'elle savait ne plus avoir de souci à se faire pour la préparation des repas. (à suivre...)