Ce soir, Arlette Dubourg, dans l'appartement qu'elle occupe au quatrième étage d'un immeuble cossu de Saint-Germain-des-Prés, est en train de mettre la dernière main au buffet qui doit accueillir ses invités pour le réveillon du 31 décembre 1957. Son mari, Alexis, et elle forment un couple un peu bohème. Elle est comédienne et on l'a déjà remarquée tant au théâtre qu'au cinéma. Lui est antiquaire et sa boutique de la rue des Saints-Pères est renommée pour l'élégance des objets qu'il y propose à des prix assez raisonnables. Arlette aujourd'hui est tout heureuse d'un nouveau contrat qu'elle a signé et elle a décidé de réunir le ban et l'arrière-ban de ses amis du «show-business». Oh ! pas de grosses vedettes mais des «vrais copains», garçons et filles. Déjà la sonnette retentit : ce sont les premiers invités. Les bras chargés de fleurs ou de bouteilles de champagne bien fraîches. Les exclamations fusent sous les guirlandes. La soirée s'annonce une vraie réussite. On a dansé, on a bu, on a ri. On n'a pas flirté. Enfin, pas trop, la plupart des couples sont déjà formés et l'appartement est trop petit pour permettre des apartés discrets, vingt-cinq personnes, ça prend de la place... — Minuit ! Ça y est, 1957 est terminé. Bonne année, et que 1958 soit meilleur que l'an passé. Bonne santé et beaucoup de boulot ! Tout le monde s'embrasse, hommes et femmes. Enfin ceux qui se connaissent suffisamment. Et ceux qui veulent mieux faire connaissance profitent de l'occasion... Puis, l'ambiance se calme un peu : — Tiens, un ange passe ! — Normal, il est une heure moins vingt. Les anges passent toujours à vingt ou moins vingt. Arlette sent que sa soirée flotte un peu : — Qu'est-ce qu'on pourrait faire ? Et si on jouait aux charades ? Si on faisait des mimes ? A moins que quelqu'un ait une meilleure idée ? Un jeune comédien lance : — Ça vous dirait de faire une séance de spiritisme ? Les invités sont perplexes. — Faire du spiritisme en plein réveillon ? Est-ce qu'il ne faut pas une ambiance plus calme ? Feutrée ? Concentrée ? Le comédien qui a pris la parole, Marius Melmont, ajoute : — Ce n'est pas moi qui suis médium : c'est ma femme, Romane. Elle fait ça de temps en temps. Et le plus curieux, c'est que chaque fois qu'elle fait une séance, c'est Louis Jouvet qui se manifeste. — Louis Jouvet ! Du coup, les invités sont tous intéressés. Louis Jouvet ! Le maître du théâtre moderne. Adoré ou détesté peut-être, mais quand même Louis Jouvet ! Pour des comédiens en herbe ou confirmés, cette proposition est irrésistible : converser avec Louis Jouvet disparu depuis peu. Seuls quelques-uns d'entre eux ont eu l'occasion de le voir, ou de l'apercevoir, ailleurs qu'au cinéma. — Que faut-il faire ? Romane explique. Elle a l'habitude de faire parler le verre. Technique classique : une table bien lisse, un verre assez léger. Des lettres inscrites sur de petits papiers qui forment un cercle. Et il suffit de frôler le verre renversé au centre du cercle et d'attendre. Le silence est général. Romane, les yeux fermés, tend un index léger vers le verre. Deux ou trois autres personnes, volontaires, frôlent aussi le pied du verre. (à suivre...)