Dans la constitution d'une grande collection qui deviendra l'essentiel d'un musée célèbre, on trouve souvent, au départ, un marchand. On se demande parfois quelles sont les motivations d'un collectionneur. A-t-il un instinct profondément artistique, ou suit-il aveuglément les conseils d'un marchand ? Est-il mû par des raisons purement économiques, ou par le désir de laisser une trace aux générations futures ? Sans doute un mélange de tout cela. Le cas des Cognacq-Jay, M. Cognacq et Mme Jay, les créateurs des magasins de la Samaritaine, puis de la «Samaritaine de luxe» et du musée Cognacq-Jay, «annexe» de leur établissement, est assez étrange. C'est un exemple bizarre de collectionneurs surdoués et pourtant constamment étrangers aux choses de l'art. Ernest Cognacq est né en 1839, près de La Rochelle. Il monte à Paris et commence à vendre de la pacotille aux passants, sur le Pont-Neuf, dans un parapluie rouge. Il est le dernier de onze enfants et son père, ruiné par un associé indélicat, s'est suicidé. Ernest essaye de se faire engager par le fondateur des magasins du Louvre qui le juge... mal habillé. Alors Ernest est contraint de mettre son parapluie en gage pour manger. Il repart pour son pays natal, fait le tour de la France en déballant de la marchandise aux quatre coins de l'Hexagone, si l'on peut dire. Avec ses trois sous d'économies, il revient à Paris, se fait engager comme vendeur, et passe de patron en patron. Puis il achète un fonds de commerce et... ferme bientôt boutique. Le revoilà sur les routes comme marchand forain. Il a du bagou. Et se retrouve... sur le Pont-Neuf, avec son parapluie rouge. Un beau jour, Ernest parvient à sous-louer une partie d'un café, en payant le loyer à la journée, les affaires marchent ; il loue au mois, prend un employé... Arrive l'année 1870. Ernest achète du drap de couleur garance et propose ses services, comme atelier, à un fournisseur de pantalons rouges pour l'armée. Il monte la garde le jour, coupe et coud les pantalons la nuit, gagne une jolie pelote et... manque de devenir aveugle à force de travail. Il a remarqué une jolie vendeuse originaire de Savoie, Louise Jay, qui, elle aussi, économisant sou par sou depuis des années, possède un capital intéressant : vingt mille francs-or. Ils se marient, et la grande aventure commence... Les jeunes mariés empruntent à la famille, achètent des boutiques du voisinage, et intitulent leur nouveau royaume la Samaritaine. Pendant soixante ans, ils ne songent qu'à travailler et n'ont qu'un seul dieu : le bénéfice. Et à quoi servira ce bénéfice ? A améliorer et agrandir leur enfant, la Samaritaine. C'est en créant en 1917, la Samaritaine de luxe que les deux travailleurs acharnés se mettent à collectionner. Pourquoi ? Pour se délasser... Les voilà, dans leur hôtel XVIIIe siècle de l'avenue Foch, ne recevant pratiquement personne, se livrant à de longues parties de bésigue ou de dominos, le soir venu, sous leurs Boucher ou leurs Fragonard. Le seuI but plausible de cette collection semble avoir été d'enrichir la Samaritaine de luxe d'améliorer son image. (à suivre...)