Le mur de Berlin est à cent cinquante mètres. Dick Traum l?aperçoit de sa fenêtre. La nuit, parfois, on entend tirer. Ce sont les policiers de l?Est qui s?acharnent sur l?ombre d?un fuyard. La grand-mère de Dick habite à l?Est. Sa fille et son petit-fils, côté Ouest. Deux fois par an, mère et fils franchissent le mur pour rendre visite à la vieille dame. Aujourd?hui est jour de visite. La grand-mère de l?Est accepte volontiers les sucreries, le café et les livres que son petit-fils lui rapporte de l?Ouest. A l?Ouest, il y a toujours du nouveau pour elle. Nouveau aussi, ce sourire détendu sur les lèvres de Dick, qui vient de fêter ses vingt et un ans. Nouveau toujours, cet air heureux sur le visage de sa mère. La grand-mère de l?Est observe son petit-fils. Cette grande carcasse de roux, aux yeux bleus, aux larges mains, n?est pas un séducteur. Le nez est gros ; la lèvre inférieure épaisse et tombante, contraste avec la supérieure, mince, fine comme un trait. Dick est un garçon faible, triste, beaucoup trop doux de caractère, et qui voue à sa mère un amour démesuré. La grand-mère de l?Est n?aime pas cela. Et elle n?aime pas ce nouveau sourire aux lèvres de Dick. «Comment va ton père, Dick ? ? Il est parti, Mamy. Il y a six mois. ? Parti ? Comment ça ? ? Maman et lui se sont disputés une fois de plus, et papa a fichu le camp. Il était furieux, il a dit qu?il ne reviendrait pas de sitôt.» La grand-mère observe maintenant sa fille. «Elsa ? Regarde-moi ! Il t?a battue ? ? Oui, maman, il avait bu, tu sais. On rentrait d?une petite soirée chez des amis et? oh ! et puis à quoi bon, tu sais bien de quoi il est capable ! ? Je sais. Tu n?avais qu?à divorcer plus tôt. Tu aurais évité à ton fils de prendre des raclées toute sa vie. Il serait peut-être moins minable aujourd?hui. ? Maman ! ? Minable, oui. Regarde les choses en face une fois pour toutes. A son âge qu?a-t-il réussi, dis-le-moi ?» Dick baisse la tête, l?air mauvais, son visage veule n?ose pas affronter la terrible grand-mère qui continue, sans se soucier de lui, à invectiver sa fille. «Je vais te le dire, moi, ce qu?il a réussi. Rien. Sauf la mort des autres, en attendant la sienne un jour ou l?autre. ? Maman, tu exagères, ce n?est pas sa faute ! c?étaient des accidents ! ? Des accidents ! La mort d?une gamine de quatorze ans, piquée à l?héroïne, tu appelles ça un accident ? Ton fils dans le coma, piqué à l?héroïne, c?est un accident ? On le sort de là à coup d?électrochocs, et qu?est-ce qu?il invente pour faire mieux ? La mort d?un autre copain dans un terrain vague, toujours à l?héroïne? ? Il m?a promis de ne plus se droguer, maman. ? Ma pauvre fille, tant que tu lui donneras de l?argent sans que ton mari le sache, que crois-tu qu?il fera ? Au fait, il est où, ton mari ? ? On ne sait pas, maman. Il est parti, on te l?a dit? Il n?a pas dit où, et nous n?avons pas de nouvelles. ? Alors il est mort?» Dick et sa mère sursautent en même temps avec la même terreur. Dick surtout. Ses mains tremblent, son regard est devenu fixe. «Pourquoi dis-tu ça ? ? Parce qu?il n?a pas téléphoné à sa mère le 27 juillet pour son anniversaire, elle me l?a dit. Et il n?a jamais oublié de le faire auparavant. Parce que tu ne me l?as pas écrit, toi non plus, parce qu?un homme ne disparaît pas pendant six mois sans donner de nouvelles. Je connais Peter, c?est un alcoolique, une brute dès qu?il a bu un verre de trop, mais il n?aurait pas quitté son métier. ? Qui t?a dit qu?il l?avait quitté ? ? Sa mère. Elle me téléphone de temps en temps, elle s?est renseignée. Peter a laissé tomber son camion du jour au lendemain. C?était le meilleur chauffeur de sa boîte. Alors je dis qu?il est mort.»(à suivre...)