Deux Kabyles, assis un soir à la Djemâa d'Aourir, semblaient contempler le spectacle grandiose qui se déroulait devant eux. La vallée moutonneuse du Sebaou, dont les terres jaunâtres étaient parsemées, comme une mer par des îles, de champs verts de bechna, se teintait, reflétant les merveilleuses couleurs des couchers du soleil d'Afrique. L'indigo, le rouge sombre, le jaune éclatant y luttaient tour à tour, apparaissant et disparaissant, suivant les jeux de la lumière. Le ciel était, à l'Orient, d'un violet bleuâtre ; il s'éclairait à l'Occident, où les rayons de l'astre à son déclin lançaient des fusées de pourpre et d'or. Des gourbis épars des Amraouas, ces métis Arabes-Kabyles à la solde des Turcs, s'élevaient des colonnes de fumées blanches, qui montaient droit vers le ciel, dans l'air immobile, tandis que sur les villages berbères, la fumée se condensait en nuages azurés, semblables aux brouillards du matin. Les bruits du jour s'étaient assoupis ; on entendait seulement le ronronnement des moulins à bras, où les ménagères se hâtaient de moudre la farine nécessaire aux repas du lendemain, le bourdonnement des insectes nocturnes et la voix plus grave des cascades voisines. Le pas lent des bœufs, rentrant de l'abreuvoir, rythmait seul cette harmonie monotone, déchirée de temps à autre par la chanson d'un pâtre kabyle, dont les gammes aiguës montaient vers les nues, comme un chant d'alouette attardée. Les Berbères de la montagne sont moins contemplatifs que les Arabes nonchalants ; leur vie est trop occupée par la lutte contre leur terre ingrate, pour leur permettre les longues rêveries familières aux peuples pasteurs. Aussi, si l'admiration instinctive de ce magique spectacle absorbait une partie de leur être, les deux Kabyles dont nous avons parlé n'en tenaient pas moins une conversation animée, coupée parfois par les silences prudents de gens qui conspirent. — Ainsi, disait le plus âgé, tu es bien sûr de ce que tu me dis. — Parfaitement sûr, reprit l'autre qui semblait d'une condition inférieure à son interlocuteur. Ma femme Tessadit l'a vue hier, bien qu'on la cache à tous les yeux. Par mon ordre, Tessadit est entrée chez Si Mohamed Aït Sidi Sedik pour demander un peu de sel : elle a pu voir, dans un coin obscur, sa fille Zohra. Elle lui a semblé toujours aussi belle, mais ses grands yeux noirs sont bordés de bistre et brillent dans un visage bien pâle. Malgré les haïks qui l'enveloppaient, elle a pu juger que sa taille était épaissie. Je l'affirme, la fille de l'orgueilleux marabout est enceinte. Un long silence suivit ces paroles, un berger passait, conduisant son troupeau, qui vint baiser le burnous blanc du marabout. — Il y a assez longtemps, reprit ensuite ce dernier d'un ton ironique, que j'entends de tous côtés vanter la piété, la sagesse, la générosité de notre Zaouïa ! Que Dieu soit loué ; il ne passera plus pour le plus juste et le plus noble, quand on connaîtra la tâche indélébile que sa fille va imprimer sur son nom ! Les tolbas ne voudront plus d'un chef qui ne sait même pas diriger ses femmes et tolère leur mauvaise conduite. A mon tour d'être cheik de la Zaouïa, de toucher les grasses prébendes, d'avoir la place d'honneur dans tous les festins. (à suivre...)