C'est dans l'après-midi, peu après leur arrivée dans le bungalow qu'ils avaient loué pour le mois d'août à Dennis, petit village de Cape Cod, qu'Alvirah Meehan remarqua quelque chose d'étrange dans l'attitude de leur voisine, une jeune femme d'une maigreur pitoyable qui paraissait à peine âgée d'une trentaine d'années. Après avoir jeté un rapide coup d'œil à la maison, appréciant le lit à baldaquin en érable, les tapis au crochet, la cuisine aux couleurs vives et l'agréable brise chargée d'effluves marins, Alvirah et Willy ôtèrent de leurs bagages Vuitton les vêtements achetés pour l'occasion. Willy servit ensuite deux bières bien fraîches qu'ils allèrent savourer sur la terrasse de la maison qui dominait la baie de Cape Cod. Sa silhouette rebondie confortablement calée sur les coussins rembourrés d'une chaise longue en osier, Willy fit remarquer qu'ils allaient avoir un superbe coucher de soleil et, Dieu merci, jouir d'un peu de tranquillité. Il y a deux ans, ils avaient gagné quarante millions de dollars à la loterie de l'Etat de New York. Depuis, disait Willy en plaisantant, Alvirah avait joué les paratonnerres ambulants. Pour commencer, elle, avait fait un séjour dans le fameux institut de remise en forme de Cypress Point, en Californie, et avait failli y perdre la vie. Puis ils étaient partis en croisière et, croyez-le ou non, l'homme qui était assis à côté d'eux à la table d'hôte de la salle à manger était tombé raide mort. Néanmoins, avec la sagesse accumulée au long de ses cinquante-neuf années, Willy était sûr qu'à Cape Cod, au moins, ils auraient la tranquillité dont il rêvait. Si Alvirah écrivait un article pour le New York Globe concernant ces vacances, il aurait trait au temps et à la pêche. Assise à la table de pique-nique, non loin de la forme béatement allongée de Willy, Alvirah l'écoutait parler. Elle se reprocha d'avoir oublié son chapeau de paille. La coloriste de Vidal Sassoon l'avait prévenue des méfaits du soleil sur ses cheveux. «Nous avons obtenu une si jolie teinte rousse, madame Meehan. Vous ne voudriez pas voir réapparaître ces vilains reflets jaunes, n'est-ce pas ?» A peine remise de la tentative d'assassinat qui avait failli l'envoyer ad patres pendant sa cure thermale, Alvirah avait regagné tout le poids qu'elle avait perdu au prix de trois mille dollars et retrouvé sa taille confortable 44-46. Mais Willy ne manquait jamais de faire remarquer qu'il aimait avoir la sensation de tenir une vraie femme entre ses bras et non un de ces zombies étiques qui hantent les magazines de mode qu'Alvirah se plaisait tant à lire et relire. Quarante ans à écouter affectueusement les remarques de Willy avaient appris à Alvirah à ne lui prêter qu'une seule oreille. Aujourd'hui, contemplant les paisibles villas perchées sur la butte de sable et d'herbe qui servait de digue, le miroir bleu vert de l'eau en contrebas, l'étendue de la plage parsemée de rochers, elle se demanda avec inquiétude si Willy n'avait pas raison. Si superbe que soit Cape Cod, même si c'était un endroit dont elle avait toujours rêvé, elle n'y trouverait peut-être rien de sensationnel à raconter à son rédacteur en chef, Charley Evans. (à suivre...)