Cela commence par une scène conjugale tout ce qu'il y a de plus anodin. Ramón Carlin fête, en cette année 1970, les quarante-cinq ans de sa femme Paquita. Ramón Carlin a lui-même quarante-sept ans, il en paraît un peu plus, avec son physique rondouillard, sa petite moustache et son crâne déjà bien dégarni. Paquita, elle, est une brunette pimpante, ravissante et menue aux allures de petit bibelot. Tous deux se trouvent dans l'élégante salle à manger de leur villa d'un quartier résidentiel de Mexico. Il faut dire que les Carlin sont riches, très riches même. Ramón est à la tête d'une entreprise de machines à laver dont l'activité est florissante et sa fortune se compte en millions de pesos. Il a un grand sourire en direction de sa femme, tout en lui tendant un paquet plat entouré de papier cadeau. — Bon anniversaire, ma chérie ! C'est une surprise ! Intriguée, Paquita ouvre fébrilement le paquet. Qu'est-ce que cela peut bien être ? L'instant d'après, elle découvre un catalogue en papier glacé, sur lequel sont représentés toutes sortes de bateaux. Elle se tourne, étonnée, vers son mari : — C'est cela la surprise : un bateau ? — Non, la surprise, c'est autre chose. Regarde à l'intérieur. Paquita Carlin feuillette le dépliant et découvre, entourée à l'encre rouge, la photo d'un beau voilier, avec une grande voile blanche. Ramón Carlin sourit. — Il ne te plaît pas ? Tu ne le trouves pas beau ? Paquita est un peu décontenancée, elle n'a jamais mis le pied sur un bateau. — Si, il est très joli, et qu'est-ce qu'on va en faire ? — Eh bien, on va se promener en mer. — Mais tu n'auras jamais le temps, avec ton travail. — Justement, c'est ça la surprise : j'arrête de travailler ! Paquita regarde son mari avec des yeux ronds. Effectivement, pour une surprise, c'est une surprise ! Ramón, ce bourreau de travail qui fait des journées de dix heures ou plus, qui ne vit que pour son entreprise, s'arrêterait comme cela, du jour au lendemain ? Une inquiétude la traverse : — Qu'est-ce qui se passe ? Tu es malade ? — Non, je ne me suis jamais mieux porté. Et justement, j'ai envie de profiter un peu de la vie. Les enfants sont grands, ils n'ont plus besoin de nous. — Et ton affaire, qui va s'en occuper ? — J'en ai parlé à mon frère. Il accepte d'être directeur et il se débrouillera très bien. Paquita Carlin enregistre comme elle peut toutes ces informations qui signifient un bouleversement complet de son existence. Elle ne sait que penser. Elle serait plutôt du genre casanier et tranquille. Jamais elle n'aurait imaginé que Ramón lui proposerait un jour une vie si trépidante. Mais elle lui a toujours fait confiance. Elle demande : — Où est-il ce bateau ? — En Floride. C'est là-bas qu'il a été construit. Nous allons le chercher. Nous partons demain. J'ai pris nos billets d'avion. – Et comment est-ce qu'on va revenir ? Avec le bateau ? — Bien sûr. Je me débrouillerai très bien, tu verras. — Mais tu ne sais pas naviguer ! — J'apprendrai. Cela ne doit pas être si difficile... Et Paquita Carlin, qui a toujours été une épouse soumise, suit son mari. Dès qu'elle monte sur le bateau, que Ramón a baptisé pour lui faire plaisir «Sayula», du nom de la province dont elle est originaire, elle s'aperçoit d'une chose : elle a le mal de mer. Une fois qu'ils ont quitté les côtes de Floride, elle fait une autre constatation : il n'est pas si facile que cela d'apprendre à naviguer. Et malgré la bonne volonté de son mari pour tirer les cordages, manœuvrer les voiles, ils manquent plusieurs fois de chavirer. Enfin, ils arrivent quand même indemnes à Veracruz, le grand port mexicain. (à suivre...)