Scène n «Je coupe les tiges ?», demande avec détachement le commerçant en se saisissant d'un énorme couteau spécialement réservé à cette pratique devenue coutumière auprès des revendeurs de légumes. Joignant le geste à la parole, presque sans attendre la réponse du client qui a pourtant déboursé une petite fortune pour un petit kilo d'artichauts, il ampute de sa longue queue le légume et, du même coup sec, la moitié du poids de la marchandise chèrement acquise. L'acheteur, qui vient ainsi de se voir déposséder d'une bonne poignée de dinars, s'est résigné à en perdre d'autres en achetant du fenouil dont les tiges sont tout aussi exagérément longues, des oignons dont il faut bien se débarrasser de l'interminable chevelure, et des pommes de terre portant bien leur nom car vendues avec leur robe de terre bien collée à leur peau. «Eddi oualla khalli» (c'est à prendre ou à laisser), grommela de guerre lasse le client au moment de régler ses achats, une façon de dénoncer cette «arnaque» d'un nouveau genre qui consiste à payer rubis sur l'ongle des produits dont la majeure partie est destinée à la poubelle. Et comme s'ils n'attendaient que ce moment où quelqu'un jette la première pierre, de nombreux autres clients déversent leur bile sur le marchand coupable de «malhonnêteté» et de tromperie sur la marchandise. Récusant bruyamment les accusations qu'on lui porte, celui-ci tentera de faire admettre qu'il n'est que le dernier maillon d'une chaîne qui, avant lui, comprend de nombreux intervenants, en premier lieu le producteur dont dépend la qualité du produit. «Ce n'est tout de même pas ma faute si mes pommes de terre sont fardées et enrobées de terre et si mes artichauts et mes fenouils ont de si longs pédoncules !», se défend le marchand en se disant être lui-même une victime de ces agissements et qu'il ne fait que revendre ses produits tels qu'il les a acquis. Tout le monde crie alors «haro sur l'agriculteur» qui écoule ses légumes aux grossistes. «Que nenni !» corrige un des clients avisés, en expliquant qu'il arrive parfois, si ce n'est souvent, que le producteur cède sa récolte sur pied à des mandataires qui en font, eux-mêmes, la cueillette. «Après tout, c'est peut-être vrai», répliquent en chœur les autres clients avant de se disperser cédant à la facilité de ne pas trop chercher à dénouer ce... long écheveau. L'un des présents, un tantinet philosophe et l'air bien informé, ira jusqu'à assurer que le problème était, de toutes les façons, pris en charge par la nouvelle loi sur la protection du consommateur, votée il n'y a pas très longtemps par l'Assemblée nationale. «Seuls le calibrage des fruits et des légumes ainsi qu'un contrôle continu sur le fardage pourraient nous faire éviter ce genre de situation où l'on est piégé porte-monnaie en main», renchérit un vieil homme. En attendant, Omar, lui, a trouvé une parade toute simple pour éviter d'être partout et tout le temps le dindon de la farce : il n'achètera plus de fruits ou de légumes hors saison ou ceux qui n'ont pas atteint leur pleine maturité car non consommables ou ceux nécessitant un coup de couteau, alors sources des harassants questionnements sur les faits et méfaits de l'arnaque ordinaire.