Cette année, l'Aïd a un goût amer pour la majorité des Algériens. Comment, en fait, célébrer une fête religieuse alors que des dizaines de familles sont encore en deuil et n'arrivent pas à oublier les leurs, morts lors des deux attentats du 11 décembre dernier ? Les rues grouillent toujours de monde, mais le cœur n'est pas à la réjouissance. Au quartier populaire de Bab El-Oued, dont les habitants ont connu tant de fois les catastrophes et les événements, notamment ceux d'octobre 1988, ces derniers attentats sont considérés plus douloureux que tous les autres aléas auxquels ils ont eu à faire face. “En octobre 1988, c'était la première fois que la mort s'était abattue sur nous. Il y a eu, certes, des morts, mais l'ouverture du champ politique et l'avènement du multipartisme ont quelque peu atténué notre douleur. Entre jeunes, on se disait que le tribut à payer était lourd certes, mais c'était le prix à payer pour la démocratie. Il y a eu aussi les inondations de novembre 2001, la veille du Ramadhan, je me rappelle encore, mais c'était la volonté de Dieu. Mais, pour moi, les derniers attentats sont douloureux, car je pensais que réellement le terrorisme était vaincu. Ces derniers attentats commandés par Al Qaïda n'ont été exécutés que pour replonger le peuple algérien dans la tristesse. Ce sera pour moi un Aïd triste. Même si je n'ai perdu aucun proche, les victimes sont toutes mes frères et sœurs”, affirme un homme de 36 ans qui tient à rappeler qu'en 1988, il avait 17 ans. Les commerçants se plaignent de la mévente Les commerçants de ce quartier estiment, pour leur part, que les clients ne se bousculent plus comme par le passé. “Dans un passé récent, les clients passaient leurs commandes des semaines avant l'Aïd, et nous manquions toujours de marchandise pour satisfaire les commandes”, tient à préciser un boucher aux Trois-Horloges. Il rappelle que ces commandes de viandes étaient destinées uniquement pour le repas de la veille de l'Aïd, car la majorité de ses clients achetait le mouton pour le sacrifice. Certes, le quartier de Bab El-Oued ne déroge pas à la règle : toutes les rues sont envahies par une grande foule, mais une certaine tristesse se lit sur les visages des passants. “Je n'ai vraiment pas le cœur à fêter l'Aïd. Je suis au marché juste pour faire de menus achats comme à l'accoutumée. Cette année, l'Aïd tombe dans une période spéciale, en plus des attentats qui viennent de nous endeuiller, nous autres, les enseignants, venons de perdre notre figure de proue : notre syndicaliste infatigable Redouane Osmane. Je suis professeur dans le moyen, mais je porte le deuil de ce symbole de l'enseignant modèle que fut notre collègue du lycée Emir-Abdelkader”, estime pour sa part une enseignante rencontrée au marché des Trois-Horloges. La mort est sur toutes les bouches, à croire que cette fin d'année est à marquer d'une pierre noire car, en plus des victimes des attentats, les gens pensent que le taux de mortalité est particulièrement élevé en cette période. “Je ne comprends pas pourquoi le nombre de morts a augmenté ces jours-ci. Pas plus que tout à l'heure, j'étais à la rue Didouche-Mourad à Alger et j'ai assisté à la mort d'un homme terrassé par une crise cardiaque dans une pharmacie”, témoigne un jeune homme qui juge que cette année, l'Aïd est empreint d'une certaine tristesse. Sur un tout autre plan, quand bien même les citoyens se plaignent de cette tristesse ambiante, il n'en demeure pas moins, que comme d'habitude, les commerçants choisissent justement ces moments pour réaliser leurs meilleures recettes de l'année. Cherté des légumes, moutons et tristesse Tristesse ou pas, pour ces commerçants le temps est aux affaires. Les prix des légumes et des fruits connaissent une hausse aussi soudaine que vertigineuse. La courgette, légume indispensable pour le couscous, tient le haut du pavé à 140 DA le kilogramme. La tomate coûte 80 DA le kilogramme. Le navet dont la demande n'augmente que durant les fêtes est proposé à 60 DA le kilogramme. Les commerçants se plaignent des grossistes qui revoient leurs prix à la hausse à chaque veille des fêtes religieuses. Pour leur part, les grossistes qui livrent les détaillants estiment que les prix pratiqués sont ceux appliqués par les producteurs qui rencontrent des difficultés dans la récolte de leur production en cette période de mauvais temps. Quant aux clients, ces hausses récurrentes ne peuvent être expliquées que par l'esprit mercantile des commerçants. “À l'orée de chaque fête religieuse, les commerçants se frottent les mains et n'hésitent pas à déplumer les pauvres travailleurs qui n'ont que leur salaire comme unique revenu”, se plaint un citoyen rencontré cette fois au marché Clauzel. Juste à côté de ce marché, des remouleurs se sont installés et proposent leurs services aux passants qui viennent aiguiser leurs couteaux et leurs haches en prévision de l'Aïd. De longues files se forment devant ces remouleurs occasionnels. L'attente peut durer plus d'une heure, mais les clients prennent leur mal en patience. “Je vais aiguiser mes couteaux et ma hache que je n'utilise qu'une fois par an, à l'occasion de l'Aïd. Je suis dans la file depuis 20 minutes, ce n'est pas grave, je vais attendre un peu et se sera mon tour”, dit un père de famille d'une quarantaine d'année. De temps à autre, un jeune enfant suivi par une horde des bambins de son âge passent en traînant à l'aide d'une corde le mouton qui sera sacrifié le jour de la fête. Les enfants s'en donnent à cœur joie, à quelques jours de l'Aïd. Les adultes qui suivent ce genre de scènes y vont de leurs propres commentaires : “C'est une belle bête. Elle a dû coûter une fortune au père de famille qui l'a acquise.” Des jeunes reconvertis en vendeurs de foin exposent à même le sol leur marchandise. Ils sont nombreux ceux qui achètent de quoi nourrir le mouton jusqu'au jour du sacrifice. “Même s'il est destiné à être sacrifié après-demain, je ne peux en aucun cas affamer le mouton que j'ai acheté car Dieu nous a demandé de ne pas maltraiter les animaux. Que dire alors de ceux qui placent des bombes et tuent des humains à la veille d'une fête religieuse ?” déclare un homme qui vient d'acheter du foin pour son mouton. Plus bas, juste à côté du front de mer, dans une ruelle, un attroupement autour d'un troupeau de moutons. Les acheteurs essayent de faire baisser les prix, mais le vendeur n'ose accorder que des ristournes jugées basses par les clients. “Il vient de pleuvoir, les éleveurs sont sûrs qu'il y aura de l'herbe pour leurs bêtes. Ils tiennent aux prix qu'ils ont fixés, car ils savent qu'ils pourront les vendre lors du retour des pèlerins. De toutes les manières, ce mouton à 20 000 DA me plaît et je vais l'acheter”, dit un acheteur. Pour acquérir un mouton moyen, il faut débourser justement deux millions de centimes. Les vendeurs se plaignent pour leur part de la mévente constatée cette année. “L'année dernière, j'avais vendu toutes mes bêtes une semaine avant l'Aïd, vous voyez de vos propres yeux que cette année j'ai encore plus de 30 moutons qui n'ont toujours pas trouvé acquéreurs. Je sais que j'ai fait une mauvaise affaire cette année”, se plaint un marchand de moutons du côté de Bab Ezzouar. À Hydra et à Ben Aknoun, le recueillement À Hydra, le lieu de l'attentat est devenu un endroit où des citoyens venus de partout tiennent à rendre hommage aux victimes. Ils sont nombreux en effet à faire une sorte de pèlerinage en venant constater de leurs propres yeux les dégâts occasionnés par la bombe. C'est aussi un signe de solidarité et de soutien que tiennent à démontrer ces “pèlerins”. À Ben Aknoun, sur les lieux de l'attentat qui avait visé le siège du Conseil constitutionnel, des travailleurs sont encore occupés à déblayer les gravats. Ici, aussi des Algériens se recueillent à la mémoire des victimes, c'est pourquoi sûrement ils ne sont pas nombreux à franchir le seuil du centre commercial limitrophe qui grouille de monde à pareille époque, d'habitude. SaId Ibrahim