Après «Le défi démocratique», édité fin 2011, suivi des «In/dépendances» en 2012, Naqd, la Revue d'études et de critique sociale, dirigée par l'historien Daho Djerbal, ne perd pas le nord de l'observation, quand bien même elle en élargit le champ de l'analyse pour englober le Machrek, le Maghreb, le Sahara-Sahel. Son 31e numéro, en vente depuis peu, cerne les enjeux liés à notre voisinage immédiat, à savoir le Maghreb, le Machrek, le Sahara-Sahel où prend racine une «nouvelle donne géostratégique». Dans ce numéro, la revue -l'une des rares dans le monde éditorial algérien à s'intéresser à des questions d'une telle importance et surtout à les traiter avec un souci d'objectivité et loin des méfaits du matraquage des médias occidentaux- ne manque pas de livrer des clefs de lecture. «Il nous fallait absolument tenter d'en tirer les leçons car la menace de déstabilisation des Etats et de remise en question des souverainetés territoriales et nationales pèse de tout son poids sur notre présent et notre futur immédiat. Il est devenu évident que les rapports de force à l'échelle mondiale sont en train de changer de fond en comble», note Daho Djerbal dans la présentation du numéro. La préoccupation est d'autant plus légitime au vu des évolutions en cours, comme celles déjà opérées, à telle enseigne que «les frontières héritées des 19e et 20e siècles deviennent mouvantes, sinon poreuses», écrit-il. Les implications de ce mouvement des frontières sont plus que désastreuses dans la mesure où ce sont «les souverainetés territoriales ou nationales qui s'évaporent». Les exemples sont malheureusement légion dans notre voisinage immédiat, à l'instar de la Libye, où la référence au territoire a perdu de son sens devant l'irruption de corps, organisations et autres structures non étatiques prétendant se substituer à ce que fut l'Etat dans ce pays. Dans une étude intitulée «Le dépeçage de la Libye»,Manlio Dinucci, géographe, écrivain et journaliste italien, reconstitue le processus de l'agression de l'Otan contre ce pays, tout en désignant du doigt des acteurs qui n'ont pas vocation à plaider la liberté des libyens. «Ce n'est pas un hasard que la guerre a commencé par l'assaut aux fonds souverains, au moins 170 milliards de dollars que l'Etat libyen avait investis à l'étranger, grâce aux revenus de l'export pétrolier qui affluaient pour leur plus grande part dans les caisses de l'Etat, en laissant des marges restreintes aux compagnies étrangères», relève le journaliste d'Il Manifesto. Ce dernier, qui rappelle le fait qu'«on finançait et armait les secteurs tribaux hostiles au gouvernement de Tripoli ainsi que des groupes islamistes, qualifiés de terroristes quelques mois auparavant seulement», invite aujourd'hui les «libérateurs» de la Libye à un inventaire, deux ans après l'invasion ! «On en voit maintenant les résultats. L'Etat unitaire se désagrège. La Cyrénaïque- où se trouvent les deux tiers du pétrole libyen- s'est autoproclamée de fait indépendante et, à sa tête, a été mis Ahmed Al Zubair Al Senoussi. Choix emblématique : c'est l'arrière petit-neveu du roi Idris, qui, mis sur le trône par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, leur concéda dans les années 1950 et 1960, bases militaires et gisements pétroliers. Privilèges effacés quand le roi Idris fût déposé en 1969. L'arrière-petit-neveu ne manquera pas de les leur rendre», signe l'auteur italien. Il expliquera que «c'est ainsi que les grandes compagnies pétrolières, à qui la Libye de Kadhafi ne concédait que d'étroites marges de gain, pourront obtenir des conditions optimales de la part des chefs locaux, l'un contre l'autre». Cette histoire récente confirme ainsi que les rapports entre la Libye et l'Occident sont toujours structurés autour des gisements pétroliers libyens. Salim Chena, chercheur à l'Institut d'études politiques de Bordeaux, dissèque, dans ce numéro de Naqd, la question de «l'Etat dans les relations transnationales», en s'appuyant sur «le cas de l'espaces saharo-sahélien». Pour ce chercheur, l'espace saharo-sahélien fait figure, actuellement, de symbole de ce positionnement forcé de l'Etat face aux acteurs non-étatiques et aux relations transnationales. Le cas du Mali est ainsi exemplaire, jugera-t-il, estimant que «dépassé par les revendications territoriales et identitaires des Touaregs, impuissant face aux groupes terroristes et criminels, tenant d'une légitimité fragile et d'une souveraineté en perpétuelle renégociation, la situation actuelle de l'Etat malien donne à voir le paroxysme des conjonctures instables qui prévalent dans la région depuis plusieurs décennies». Gérard Challiand, expert en étude des conflits et en stratégie, montre, dans sa contribution «Les jeux de l'échiquier au Proche et Moyen-Orient», les implications géopolitiques de la crise syrienne sur la région. Estimant que «la crise syrienne est l'épicentre d'une éventuelle recomposition géopolitique de toute la région», Challiand note que «jusqu'à présent, les Occidentaux, Amérique en tête, ne se sont que peu engagés». En parallèle, écrit-il, «en amenant la Syrie à renoncer à son arsenal chimique, Moscou a stoppé l'intention des Etats-Unis de frapper Damas pour la punir d'avoir enfreint un interdit». Est-ce pour autant une situation qui favoriserait les négociations ? L'expert en doute, regrettant que «la guerre continue sur le terrain, avec pour les tenants du djihadisme, une occasion exceptionnelle de se renforcer... ». Georges Corm, professeur à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, décortique «une relation perverse» entre la religion et la géopolitique. Sur le postulat attestant l'existence de désir de tout Etat ou régime de projeter et d'étendre sa puissance au delà de ses frontières, l'auteur soutient que cette quête de puissance et de domination s'articule de plus en plus sur la religion. «Dans cette recherche de puissance, il est fort utile d'instrumentaliser les religions et rares les Etats puissants qui s'en sont privés», écrit l'auteur de «Le Proche-Orient éclaté», pour qui «la création d'affinités religieuses transnationales, ainsi que l'établissement de centres de pouvoir religieux soumis à une hiérarchie (...) sont des instruments privilégiés de puissance». A. Y.