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L'intégration africaine doit commencer au bas de l'échelle
Entretien avec Maged Abdelaziz et Ibrahim Mayaki
Publié dans La Tribune le 09 - 03 - 2014


André-Michel Essoungou et Kingsley Ighobor
AFRIQUE RENOUVEAU : Le président de l'Assemblée générale de l'ONU a
récemment estimé que le Nepad était une réussite. Que vous inspire ce propos ?
IBRAHIM ASSANE MAYAKI : Au cours des 12 dernières années, marquées par des
transformations positive pour l'Afrique, le Nepad a largement contribué à créer un cadre de réflexion stratégique favorisant ainsi la métamorphose. En 2000, après des années d'ajustement structurel, nous avions perdu notre capacité à déterminer les priorités et à penser de façon stratégique au niveau national et régional. Le Nepad, a permis de combler ce vide en aidant les pays de la région à mieux définir leurs priorités et à élaborer des programmes.
Désormais, d'importants projets sont élaborés. C'est le cas de l'autoroute
transsaharienne Alger-Lagos longue de 4 500 km qui devrait être achevée en 2014. L'agriculture, a enregistré des investissements publics important et attiré des projets privés. En biotechnologie, nous avons formé plus de 400 spécialistes de la réglementation pour aider les pays africains à élaborer des politiques dans ce secteur. Le Bureau du Conseiller spécial pour l'Afrique (Osaa) a été créé pour aider le Nepad dans la mise en œuvre de ses programmes. Il était indispensable de nouer un partenariat fort entre ce bureau et le Nepad. Plus le Bureau du conseiller spécial est fort, plus notre capacité à atteindre nos objectifs sera renforcée.
En tant que chef de ce bureau justement, comment évaluez-vous le Nepad ?
MAGED ABDELAZIZ : Le Nepad a été créé en 2001, un an après l'adoption des OMD [Objectifs du Millénaire pour le développement, ndlr]. Voir l'Union africaine et les pays africains travailler résolument ensemble pour atteindre les OMD c'est positif.
Le Nepad ne s'intéresse pas seulement au développement, mais également à la gouvernance, à la paix et à la sécurité. Les succès de l'approche intégrée du Nepad sont louables. Le lien entre paix et sécurité, développement, droits de l'Homme et bonne gouvernance est d'une importance capitale. En 2003, l'ONU a décidé de mettre en place le Bureau du conseiller spécial pour soutenir le Nepad. En outre, le Secrétaire général a de nouveau nommé un conseiller spécial chargé de superviser la dernière période de réalisation des OMD et d'élaborer un programme de développement pour l'après-2015, en collaboration avec le Nepad. Je considère donc le Nepad comme un réel succès et je tiens à féliciter le Dr Mayaki.
Le Dr Mayaki vient d'affirmer que la réussite du Nepad est inextricablement liée à celle du Bureau. Comment le Bureau définit-il sa réussite ?
M. ABDELAZIZ : Au Bureau, notre succès consiste à [promouvoir, ndlr] le Nepad au niveau international. Nos analyses, nos efforts de sensibilisation auprès des bailleurs de fonds internationaux, la Banque mondiale, le FMI et d'autres institutions, sont autant d'efforts visant à atteindre cet objectif. Au niveau régional, nous pouvons également citer le travail effectué par la CEA [Commission économique pour l'Afrique, ndlr] et la Banque africaine de développement (BAD), en collaboration avec l'Union africaine. Et c'est pourquoi nous avons cette semaine de l'Afrique à l'ONU. À cette occasion le Dr Mayaki et d'autres viennent s'adresser aux Etats membres, à la diaspora, aux ONG, aux organisations de jeunes, aux femmes et ainsi de suite. Cela est dû au fait que les programmes d'action de l'Afrique se veulent désormais axés sur les citoyens et non pas simplement sur les gouvernements.
De nombreux organismes - la CEA, le Nepad, le Bureau du conseiller spécial- sont actifs dans le domaine du développement de l'Afrique. La coordination entre ces organes est-elle facile ?
M. ABDELAZIZ : Cette question revient souvent. Le soutien que nous apportons au Nepad comporte trois volets. Il y a trois entités pour appuyer le Nepad. Le Bureau apporte 67% du soutien et le reste se partage entre le Département de l'information de l'ONU et la CEA. Il est nécessaire d'assurer une bonne coordination. Nous ne pouvons pas mener certaines activités. Par exemple, nous ne exécutons pas d'activités opérationnelles en Afrique à cause [de notre mandat, ndlr], et parce que nous sommes basés à New York. La CEA, beaucoup plus mobile, peut évoluer avec le Nepad et la BAD pour atteindre ses objectifs.
Comment l'Afrique peut-elle accélérer son processus d'intégration ?
I. MAYAKI : L'économie constitue la principale motivation d'une intégration
régionale. Si vous prenez un secteur comme l'énergie, les meilleures solutions ne se situent pas au niveau national mais régional. Aujourd'hui, les dirigeants politiques, la société civile et le secteur privé le comprennent. Ceci contribue à promouvoir les valeurs de l'UA. Le Nepad a la responsabilité de se rapprocher des communautés économiques régionales pour renforcer leurs capacités. Nous facilitons une intégration régionale cohérente en renforçant l'aptitude à planifier, évaluer à être cohérent.
Le deuxième objectif concerne la paix et la sécurité. Comme vous le savez, l'UA dispose d'un système d'alerte rapide au sein de son Conseil de paix et de sécurité et avec ses forces en attente. Ce n'était pas le cas il y a
20 ans. Cet [instrument] contribue à la prévention et à la gestion des conflits avec une capacité d'intervention rapide si nécessaire. Vous l'avez constaté dans le cas du Mali, dans le rôle joué par la Cedeao avec l'appui de l'UA, puis par les troupes qui se sont rendues au Mali avec l'appui du Conseil de sécurité des Nations unies.
Le soutien qu'apporte le Bureau du conseiller spécial aux communautés
économiques régionales va-t-il dans le même sens ?
M. ABDELAZIZ : Absolument ! Cela part de la conviction que l'intégration africaine commence au bas de l'échelle. Elle doit commencer au niveau sous-régional où l'importance des communautés économiques est le plus palpable. Des délais ont déjà été adoptés par l'UA, mais ils devront encore être étudiés. Ceux-ci comprennent un accord selon lequel à l'horizon 2017, toutes les barrières douanières dans les sous-régions seront supprimées pour accroître le commerce sous-régional, et à l'horizon 2023, ces barrières douanières devront être abolies sur l'ensemble du continent. En 2027, nous allons commencer à examiner la possibilité d'une monnaie commune africaine. Il existe donc un plan soumis à un calendrier, et auquel l'ONU est très favorable.
Le Programme de développement des infrastructures en Afrique (Pida) veut moderniser les infrastructures du continent. Il se fixe des objectifs ambitieux. Environ 51 projets à mettre en œuvre ont été identifiés. Comment comptez-vous les financer ?
I. MAYAKI : Pour stimuler le commerce entre les pays africains, nous devons
améliorer les infrastructures. C'est pourquoi nous avons conçu le Pida, qui est un plan stratégique de 30 ans axé sur les projets transfrontaliers régionaux. Le Pida a le mérite d'avoir été conçu pour œuvrer de la base vers le sommet. Les priorités font l'objet d'un consensus. L'autoroute Alger-Lagos n'aurait pas été possible sans le soutien politique et technique de chacun des pays concernés. Il y a dix ans, un opérateur privé désireux de discuter d'un projet régional avec deux gouvernements n'aurait pas eu de cadre pertinent à sa disposition. Désormais, le Pida constitue ce cadre. En plus de ces 51 projets, nous avons à ce jour travaillé sur quelque 250 autres, dont 16 seront débattus en décembre lors du Sommet de Dakar sur le financement des infrastructures. Cette rencontre a pour objectif de lancer le dialogue entre les décideurs politiques, les chefs de gouvernement et le secteur privé. Le financement sera obtenu grâce aux partenariats public-privé.
La route de 4 500 km qui relie Alger à Lagos est-elle financée avec de l'argent public ?
I. MAYAKI : Oui, uniquement de l'argent public. Cela montre que l'argent public peut réaliser beaucoup de bonnes choses. Mais si nous voulons faire mieux, nous aurons absolument besoin des investissements privés.
Ces projets sont-ils importants pour l'Afrique ?
M. ABDELAZIZ : L'ONU considère que les priorités de l'UA changent. L'industrialisation ne peut se faire sans infrastructure (électricité, routes, transports...) et les fondations adéquates pour soutenir ce développement. L'industrialisation a ses propres règles économiques et sociales. La règle du jeu économique consiste à ne pas dépendre exclusivement des industries extractives et de la vente de matières premières à bas prix. Les règles du jeu social consistent à offrir des possibilités d'emploi aux jeunes et à encourager les femmes à se lancer dans le secteur.
Vous parlez souvent d'un lien essentiel entre paix et développement. Qu'est-ce que cela signifie dans le cas de l'Afrique ?
M. ABDELAZIZ : Permettez-moi tout d'abord de relever les progrès en matière de paix et de situation sécuritaire en Afrique. Le nombre de missions de maintien de la paix est en baisse et les conflits moins nombreux. Mais dans certaines régions, l'instabilité persiste. Ce qui fait fuir les investisseurs. La stabilité dans les régions comme le Darfour devrait contribuer au développement. C'est pourquoi le Secrétaire général et le président de la Banque mondiale se sont rendus dans la région des Grands Lacs en début d'année, la Banque mondiale a promis 1 milliard de dollars visant à promouvoir la stabilité dans la région.
Vous [I. Mayaki] avez récemment déclaré, lors d'un débat à l'Université Harvard, que l'Afrique prend un risque en négligeant l'emploi des jeunes. Quelle est l'ampleur du risque ?
I. MAYAKI : La situation est très alarmante : 70% de notre population a moins de 25 ans. Les jeunes attendent impatiemment des résultats. Vous ne pouvez pas leur dire : «Attendez 50, 40, 30, 20 ans.» Donc, il faut leur faire une place lors de l'élaboration des politiques, c'est justement ce que préconise l'ambassadeur Maged Abdelaziz. Ensuite, dans tout ce que vous faites, vous devez accorder la priorité à la création d'emplois pour les jeunes.
Qu'il s'agisse des politiques de l'énergie, de transports, d'éducation... Bref dans tout ce que vous entreprenez, vous devez prendre la jeunesse en considération, parce que si vous ne créez pas d'emplois, vous déstabilisez vos systèmes sociaux et politiques.
Dans la construction d'une route, pensez à la création d'emplois pour les jeunes. Dans la construction d'un hôpital, pensez à la création d'emplois pour les jeunes. Vous mettez en place des centres de formation professionnelle, pensez à la création d'emplois pour les jeunes.
Comment comprendre deux des tendances les plus frappantes de l'heure : il y a moins de guerres en Afrique, et certaines des économies les plus dynamiques au monde sont en Afrique. Est-ce une coïncidence ?
M. ABDELAZIZ : Ce n'est pas une coïncidence. La diminution des conflits contribue à la croissance économique, mais ne constitue pas le seul facteur, car les pays africains mettent également en place de meilleures politiques économiques, budgétaires, financières et commerciales qui entraînent de meilleurs taux de croissance. Mais il est vrai que certains indicateurs
négatifs inquiètent. Si par exemple un pays affiche une croissance de 7,8%, «quel secteur constitue le moteur de cette croissance ?» La croissance doit venir de secteurs qui permettront à l'Afrique d'atteindre les résultats escomptés en matière d'intégration et de réaliser la renaissance africaine. À ce niveau, l'on peut évoquer l'industrialisation axée sur les produits de base et les activités à valeur ajoutée.
L'Afrique, selon certaines estimations, devra créer au moins 10 millions d'emplois par an pour rattraper la croissance démographique. Quels sont les bons exemples en matière de création d'emplois sur le continent ?
I. MAYAKI : La plupart des pratiques exemplaires sont liées aux politiques de
transformation du monde rural. Prenons le cas du Mali qui compte environ 20 millions d'habitants, avec un taux de croissance démographique de 3,2%. 75% de sa population a moins de 25 ans. Chaque année, 300 000 jeunes entre 18 et 25 ans entrent sur le marché de l'emploi. Le gouvernement ne peut évidemment pas tous les embaucher dans la Fonction publique. L'industrie n'offre pas assez de débouchés. Que faire ? La réponse c'est le développement agricole parce que la plupart des jeunes se trouvent en milieu rural. Si vous ne transformez pas l'économie rurale, vous vous exposez à de graves difficultés car ils viendront ruraliser les villes, puis déstabiliser tous vos systèmes. La création de richesses en milieu rural est une pratique exemplaire. Nous avons un programme baptisé Rural Futures qui traite de cette question.
Y a-t-il des pays qui excellent dans ce domaine ?
I. MAYAKI : Il y a des pays qui ont déjà de bons résultats. Ils sont nombreux en Afrique de l'Est.
M. ABDELAZIZ : Le Kenya, la Tanzanie... Il y a aussi quelques bons exemples en matière de parité. Au Rwanda le Parlement est composé à 62% de femmes. Le président du Parlement est une femme et les entreprises dirigées par des femmes sont en augmentation. Il y a donc une avancée positive dans ce domaine.
Après les OMD, le programme de développement de l'après-2015 est considéré comme une occasion pour l'Afrique de présenter un projet unique et prometteur.
Le Bureau va-t-il y contribuer ?
M. ABDELAZIZ : Nous appuyons l'élaboration d'un projet africain commun. Cette initiative s'inscrit dans le cadre de référence stratégique de l'UA pour les années 2014-2017, portant sur l'industrialisation, l'intégration régionale et les infrastructures. De plus, il y a aussi le processus préparatoire du document Afrique 2063 [50 ans à partir de 2013]. Le Bureau du conseiller spécial
participe aux négociations.
En quoi un programme de développement de l'après-2015 pourrait-il être différent des OMD actuels ?
M. ABDELAZIZ : Les OMD sont un ensemble de principes qui n'ont pas été accompagnés d'un plan de travail assorti d'échéances. Le principe voulait que les OMD soient mis en œuvre en 15 ans. C'est pourquoi vous observez des divergences dans la mise en œuvre et les résultats des OMD. En ce qui concerne le programme de développement de l'après-2015, il existe un [désir] au niveau des pays de le transformer en plan d'action assorti de délais et de rapports d'étape qui seront contrôlés afin qu'en 2030, après 15 autres années, nous puissions concrètement évaluer les réalisations.
De récentes statistiques montrent que l'Afrique a perdu près de 900 milliards de dollars entre 1970 et 2008 en raison de flux financiers illicites. Le continent a-t-il besoin d'une politique pour faire face à ce problème ?
I. MAYAKI : L'UA a mis en place un groupe dirigé par l'ancien Président [sud-africain], Thabo Mbeki. Ce groupe rédigera un rapport qui sera finalisé en mars 2014. Il est intéressant de constater que la corruption [locale] représente entre 5% et 10% des flux financiers illicites. Ceux issus des transactions
commerciales sont d'environ 60%.
En d'autres termes, dans de nombreux pays africains, vous verrez une société installée quelque part depuis 25 ans, mais dans les registres, elle écrira qu'elle ne réalise aucun profit, pourtant elle est toujours en activité depuis 25 ans. Les services fiscaux font leur travail négligemment, les services bancaires manquent de transparence et la liste des problèmes est longue... Aujourd'hui, vous constatez que dans de nombreux pays africains, les gouvernements s'intéressent aux contrats négociés mutuellement. Mais
cherchent-ils à connaître le montant des impôts payés par les entreprises ?
Quelle est votre vision de l'Afrique dans 20 ans ?
I. MAYAKI : Dans 20 ans, la croissance sera durable, plus inclusive, avec des taux élevés d'emploi des jeunes, un processus de démocratisation plus avancé, moins de conflits, et un [mécanisme, ndlr] de paix et de sécurité de l'UA plus actif qui permettra de réduire et de gérer les conflits. Donc dans
20 ans, notre situation sera meilleure au niveau mondial parce que les jeunes
d'aujourd'hui auront de l'influence sur les politiques élaborées actuellement.
L'UA a recommandé aux pays d'affecter 10% de leur budget à l'agriculture de sorte que d'ici 2015, le secteur agricole connaisse une croissance de 6%, mais très peu de pays s'y sont engagés. Pourquoi ?
I. MAYAKI : Selon notre méthodologie de suivi, environ 20 pays ont suivi cette
recommandation, ce qui représente moins de la moitié de tous les pays. Et les chiffres sont en nette augmentation. Aujourd'hui, la tendance mondiale est au pessimisme alors qu'en Afrique, nous observons un optimisme croissant. Je suis convaincu que les dividendes démographiques qu'apporteront nos jeunes vont véritablement permettre de concrétiser cet optimisme.
M. ABDELAZIZ : J'aurais tendance à partager l'optimisme du Dr Mayaki. Je veux juste ajouter que d'ici 20 ans je souhaite que l'intégration du continent ait enregistré beaucoup de progrès.
Je souhaite que le continent se soit doté d'une monnaie unique, que nous ayons supprimé les droits de douane entre pays, que l'Afrique ait des projets d'industrialisation communs, des démocraties qui fonctionneraient du mieux possible, une nette amélioration du respect des droits de l'Homme, une meilleure gouvernance, moins de problèmes liés à la paix et à la sécurité. Je rêve d'une Afrique qui pourrait être une autre Union européenne d'ci 30 à 40 ans environ.
A-M. E./K. I.
In Afrique Renouveau, magazine de l'ONU


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