Isabelle Mandraud* Pourquoi publier aujourd'hui un livre que vous avez commencé à écrire en 2007 ? Dès le début des années 1990, j'ai peu à peu conquis ma liberté, ma liberté critique et ma liberté intellectuelle. Non seulement je l'ai conquise, mais je l'ai défendue bec et ongles. Ce livre est le couronnement de cette libre pensée à laquelle je suis très attaché. Petit à petit, j'ai subi une transformation qui m'a rendu étranger, non au Maroc, mais étranger à la famille et au milieu dans lesquels j'ai grandi. J'ai senti que, dans mon itinéraire, une séquence était fermée, et aussi que quelque chose avait profondément changé avec le «printemps arabe». Tout ce que j'ai dit pendant des années trouve maintenant une actualité brûlante. Je veux éclairer les gens, contribuer au débat et, dans ce cas précis, faire comprendre une partie de l'histoire contemporaine de mon pays. Je suis allé au cœur du réacteur. Beaucoup diront : «Vous êtes tombé du carrosse et vous cherchez à revenir.» Non. Dans ma culture, ce n'est pas comme cela que l'on revient. On revient en intriguant, en faisant amende honorable. Vous affirmez ne prétendre à aucun rôle, mais vous ne vous interdisez rien... C'est exact. On ne sait pas de quoi est fait l'avenir. Si l'occasion se présentait, j'apporterais ma contribution, mais je ne crois pas que cela viendra du Palais. Cela dépend de l'interaction de forces à un moment particulier : va-t-on vers un scénario de rupture, de changement apaisé ? Aucune idée ! Mais j'ai quitté ma maison, et je n'y reviendrai pas. Vous dites qu'il faut «démanteler le Makhzen». Mais celui-ci n'est-il pas constitutif de la monarchie ? Le Makhzen s'appuie sur la monarchie pour vivre et la monarchie s'appuie elle-même sur le Mahkzen pour vivre à sa manière ; c'est une relation symbiotique et il faut redéfinir complètement cette interdépendance. Tout l'exercice des trois rois qui se sont succédé -depuis l'indépendance- a été de maintenir cette dualité, chacun à sa manière. Je pense, moi, que le Maroc ne peut pas se développer avec le Makhzen. Et s'il ne peut pas, c'est la monarchie qui en paiera le prix. La mise à mort du Makhzen est indispensable. C'est un pouvoir néo-patrimonial qui empêche le développement économique, un système de prédation et de subjugation. Il ne peut donc pas libérer les énergies économiques et donc il ne pourra pas, non plus, faire monter l'eau de la source. Le deuxième volet, c'est la création d'un véritable Etat moderne, un Etat de droit. Aujourd'hui, nous avons une monarchie avec une Constitution, nous n'avons pas une monarchie constitutionnelle. Vous paraissez plus indulgent pour votre oncle Hassan II à la fin de son règne que pour votre cousin Mohammed VI... Indulgence n'est pas le mot. Mais à la fin de son règne, Hassan II a trouvé le ressort de voir qu'il était dans une impasse. Or, lorsque Mohammed VI accède au pouvoir, il hérite d'une situation de consensus et d'apaisement inédite dans la monarchie marocaine. C'est la première fois que le passage de témoin se passe dans des conditions aussi favorables, tous les autres ont eu lieu dans un moment de troubles et de tensions. Au début, Mohammed VI a hésité. Mais, finalement, nous sommes restés dans la même logique. C'est un rendez-vous raté avec l'Histoire. Sous Hassan II, il y a eu une alternance avec un gouvernement socialiste coopté. Cela aurait pu mener à la démocratie. Or qu'a fait Mohammed VI ? Il a abandonné la logique démocratique pour un gouvernement de technocrates en 2002 -dirigé par Driss Jettou-, puis cinq ans après, avec un autre issu de l'Istiqlal -parti de l'indépendance dirigé par Abbas El-Fassi- qui a été vidé de toutes ses prérogatives avec la création de commissions royales et de hautes instances. A partir de 2007-2008, Mohammed VI s'apprêtait à donner le coup de grâce avec la création d'un nouveau parti, le PAM -Parti authenticité et modernité-. Il ne reculera qu'avec les mouvements populaires et le «printemps arabe», le secours d'une nouvelle Constitution qui crée beaucoup d'ambiguïtés, et une méthode utilisée avec les socialistes : créer un renouvellement de façade avec les islamistes du PJD -Parti de la justice et du développement-. On amène de nouvelles élites que l'on vampirise, pour les lâcher ensuite comme des zombies sans vie. Pour moi, tout cela rentre dans la logique de la continuité. On joue le temps, on vide la coquille de sa substance et on attend que la pression descende. Hassan II avait trop de passion pour le métier de roi, ce qui l'a poussé vers l'absolutisme. Avec Mohammed VI, c'est le contraire : un manque de passion qui a fait que la démocratisation n'a pas abouti. Un même résultat avec deux personnalités différentes.** Vous avez soutenu le «printemps arabe» et prédit la chute des monarchies arabes, mais pas une n'a bougé... Bahreïn est une occupation saoudienne ! Oui, j'ai été proche des familles royales saoudienne et jordanienne, mais se respecter, c'est aussi respecter les opinions des autres. Aujourd'hui, ces monarchies m'en veulent beaucoup, parce qu'on estime que je me suis retourné contre ma race. Il n'y a pas d'exception marocaine, il y a un avantage monarchique. C'est un système qui n'est pas entièrement fermé : il y a des vannes et des soupapes. Mais je pense que les soupapes ne sont pas assez grandes pour évacuer la pression. Le changement de génération, de classe moyenne, la récession en Europe, sont autant de nouveaux paramètres. La vraie exception, ce n'est pas le Maroc. La vraie exception du monde arabe, c'est la Tunisie, et ça le reste. Mais la fascination pour l'autoritarisme dans la région s'est cassée. Le sentiment d'impuissance aussi. Quelle solution pour le Sahara occidental, qui reste un problème épineux ? Le Maroc bute sur le Sahara parce qu'il n'a pas de projet de démocratisation. Le problème du Sahara est le même que celui du Maroc : au lieu d'engager les gens sur une base citoyenne, on les a engagés sur des bases clientélistes. Et le clientélisme ne donne rien. Cette décentralisation va forcément devoir intégrer des principes de droit international. Je veux m'en tenir là, parce que si je dis «autodétermination», nous allons entrer dans des qualificatifs de «traître à la patrie», etc. Mais forcément, cette décentralisation doit être au diapason du droit international. Tout le reste est une question de égociations. I. M. in Le monde