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Journalistes, manipulateurs ou incompétents ?
Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi
Publié dans La Tribune le 22 - 04 - 2014

Avec Les Nouveaux Chiens de garde, Serge Halimi a-t-il défoncé une porte ouverte? Certains seraient enclins à le dire, mais ce livre critique à la vision corrosive et accusatrice sur le journalisme français, peut être transposé sur n'importe quel autre pays pour établir les liens entre l'argent, la politique et les médias. Des mondes qui entretiennent des relations tellement étroites que ça flirtent souvent avec la collusion et la corruption.
Quel point commun y a-t-il, selon l'auteur, entre Michel Field, Claire Chazal, Alain Duhamel, Jean-Marie Cavada ou Edwy Plenel quand il dirigeait La rédaction du Monde? La même révérence devant leurs patrons ou ex patrons. Les grands groupes tels Bouygues, Havas ou Matra-Hachette, la même révérence devant l'argent et le pouvoir politico-industriel, les mêmes pratiques. Maintenir à
distance certains sujets pour mieux en matraquer d'autres, désinformer, moins par volonté de manipuler que par paresse et par reddition devant l'idéologie néolibérale dominante, c'est le credo des nouveaux chiens de garde. La collusion entre les intérêts des propriétaires de la presse française et le trust des trente journalistes qui en tiennent les rênes à coup de présence
incessante, d'info-marchandise, de renvois d'ascenseurs et flagorneries de courtisans, sape l'indépendance des journalistes, fragilisés par la crainte du chômage. «Des médias de plus en plus présents, des journalistes de plus en plus dociles, une information de plus en plus médiocre», acène Halimi. Ça résume bien l'esprit de l'auteur mais pas seulement lui. C'est la pensée de la majorité des journalistes pas seulement dans les rédactions françaises mais dans tous les médias assujetties aux groupes politico-financiers.
L'essai de Serge Halimi est vraie dissidence intellectuelle. Cette œuvre est rehaussée par la postface de Pierre Bourdieu, le célèbre sociologue, et se décline en quatre chapitres.
Qui sont les médias ? Et que sont les médias français ? Serge Halimi tente de retracer le cadre des informateurs qui nous abreuvent tous les jours de
nouvelles du pays et du monde, et dont quelques uns interviennent régulièrement dans la presse.
Les nouveaux chiens de garde qui a été édité en plusieurs versions dans la première en 1997 et la dernière en 2005 et qui a été transformé en documentaire en 2013, est une réflexion autour du monde des médias français. L'auteur qui dirigé la rédaction du prestigieux Monde diplomatique, révèle le journalisme de révérence, la prudence devant l'argent, le journalisme de marché et enfin l'univers de connivence. L'essai fait le point sur les relations
existantes entre le pouvoir et les personnalités des médias. A sa
lecture, on se rend vite compte à quel point il est facile pour un
journaliste de basculer en politique, et pour un politique d'avoir de
l'influence sur la presse.
L'exemple actuelle le plus marquant est bien le virage de Roselyne Bachelot qui officie sur Direct 8. A quel moment peut-on parler de contre-pouvoir quand il existe une telle promiscuité ? Est-il possible d'accéder à certains
documents sans contact avec l'autre bord ?
Il est question aussi du financement des chaînes mais aussi du pouvoir de l'argent. Là encore, sans argent, pas de presse. Mais le financement passe aussi par la soumission. Souvent la presse est soumise à la publicité pour pouvoir exister. Il est aussi question de la communication existante au sein de l'information pour faire avancer la politique. L'auteur explique comment les médias veulent orienter l'opinion publique notamment sur les questions ayant trait au néo-libéralisme, la productivité, la baisse des coûts du salarié sans progrès social....
L'ouvrage du rédacteur en chef du Monde diplomatique est un vrai régal pour le lecteur. Pour les Algériens, fascinés par la liberté du ton des médias français, ils seraient vite déchantés. Certes la France est une grande démocratie mais la presse n'est pas pour autant plus libre qu'ailleurs. La collusion avec les politiques et les grands industriels corrompt la mission d'informer et lui fait prendre des chemins sinueux. Tout est illustré et expliqué.
Sur un strictement plan formel, le livre est bien amené. L'introduction permet de bien présenter le projet de l'auteur qui se veut l'héritier de Nizan qui dans son livre critiquait le rôle des philosophes qu'il considérait au service de l'oligarchie bourgeoise. Serge Halimi applique l'analyse grinçante de Nizan aux journalistes français d'aujourd'hui qu'il considère comme les serviteurs et partie prenante de l'élite qui dirige la France. Le livre est un ouvrage sérieux qui s'appuie sur de nombreuses références (experts et extraits de conversations télévisuelles et d'articles de presse).
La progression logique dans les chapitres est intéressante : le premier est une démonstration du fait que la liberté de la presse, loin de connaitre un essor depuis la fin de l'ORTF, est réduite par la précarisation et l'emprisonnement des journalistes au sein de groupes de presse privés avec des actionnaires qui y font respecter leurs intérêts. «Culture d'entreprise, sérénade des ‘‘grands équilibres'', amour de la mondialisation, fascination pour l'argent et pour ceux qui en possèdent, prolifération des chroniques boursières, réquisitoire incessant contre les conquêtes sociales, acharnement à culpabiliser les
salariés au nom des «exclus», terreur des passions collectives : cette gamme patronale, mille institutions, organismes et commissions le martèlent. Mais les médias, qu'ils soient de droite ou qu'ils se disent de gauche, lui
servent de ventriloque, d'orchestre symphonique au diapason des
marchés qui scandent nos existences.», Note Serge Halimi.
Le deuxième chapitre établit les liens des journalistes avec l'argent qui créent une dépendance financière de la profession et bloque tout journalisme indépendant. Jusqu'ici, rien de très inédit. Mais les deux autres chapitres vont encore plus loin.
Le troisième chapitre est le plus intéressant et le plus polémique. L'auteur s'emploie à démonter que la presse française est orientée par l'idéologie des élites et est donc acquise à la défense du libéralisme et de l'Europe, causes qu'elle n'hésite pas à défendre en promouvant auprès de la population une information partiale et orientée, en organisant un débat d'idées circonscrit et en occultant une partie de l'information. Au quatrième chapitre, Halimi enfonce le clou. Il y prouve que la presse est idéologique. Sans langage diplomatique, Halimi y arrivent à démontrer que les journalistes agissent en tant que composante de l'oligarchie et ont un rôle de chiens de garde de celle-ci. Serge Halimi expose pour chaque chapitre un cas concret : Alain Minc, Bernard Henri-Lévy, le référendum européen... autant d'exemple qui étayent son analyse et qui renforcent son propos.
Les nouveaux chiens de garde est intéressant car Serge Halimi met impitoyablement en cause les journalistes français qui se révèlent au mieux incompétents au pire manipulateurs, alors qu'ils s'abritent et se complaisent dans le mythe d'une presse indépendante, libre et détachée du pouvoir. Une sentence grave car la presse, en démocratie, doit constituer un contrepouvoir capable d'informer l'opinion. «Révérence face au pouvoir, prudence devant
l'argent : cette double dépendance de la presse française crée déjà les conditions d'un pluralisme rabougri. Mais on ne peut s'en tenir là. Tout un appareillage idéologique conforte la puissance de ceux qui déjà détiennent autorité et richesse. La somme des sujets tenus à distance et des non-sujets matraqués en permanence étend le royaume de la pensée conforme.», écrit Halimi.
Le livre est une vraie mise au point des travers de l'information journalistique en France : manque d'indépendance par rapport à
l'oligarchie économique, primauté d'une élite journalistique en consanguinité avec les politiques, orientée en faveur du libéralisme, qui se moque du peuple. Un constat sans concession que Halimi dresse de ses confrères. Quelques titres et figures sont d'ailleurs pilonnés avec force. Une volonté de l'auteur de démystifier certains mythes et légendes de la presse française.
Cependant, Serge Halimi ne fait pas de propositions susceptibles de faire changer cet état de fait, ni qu'il ne met en avant les rares journalistes qui font leur travail. De nombreux exemples existent et beaucoup de journalistes ont voulu se sortir de l'emprise des politiques et des forces de l'argent.
Depuis la première publication de l'ouvrage en France, bien des choses ont changé. La presse ne désinforme pas toujours et n'est pas toujours le chien du politique. Beaucoup de professionnels font leur travail à l'instar du monde diplomatique qui vit des abonnements de ses lecteurs ou des nouveaux sites électroniques qui commencent à concurrencer sérieusement la presse écrite.
Evidemment, le monde de l'information n'est pas à jeter mais il est loin d'avoir la liberté libre qu'on lui imputait. L'essai de Serge Halimi restitue à ses lecteurs, une certaine autonomie de pensée. Un indispensable du genre, que tout le monde devrait lire car la presse c'est aussi le reflet de son lectorat. «Des médias de plus en plus concentrés, des journalistes de plus en plus dociles, une information de plus en plus médiocre. Longtemps, le désir de transformation sociale continuera de buter sur cet obstacle.», conclut-il.
Au final, Halimi livre un petit essai sur le journalisme français pertinent et noir, qui ne manque pas d'interroger tous les lecteurs de la presse. C'est à la fois une dénonciation et une mise en garde. Très intéressant à lire notamment en ces temps de campagne électorale et de messages bruts et en filigranes !
M. S.
Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, Editions Raison d'agir, 155 pages


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