Le tabac tue. C'est une vérité indéniable que les gens ont souvent tendance à oublier. Mais en Algérie, on en a cure de ces vérités qui dérangent les conformistes et les partisans de la pensée unique et uniformisante. Enjeu majeur pour la protection de la santé publique, la prévention et la lutte contre le tabagisme en Algérie accusent de nombreuses lacunes. Certes, des progrès ont été accomplis. Toutefois, les retards accumulés sont immenses. Et le danger d'une mort atroce et terrible menace plus que jamais plusieurs milliers d'Algériens. En attendant la création d'un comité national de lutte contre le tabac, l'Algérie s'est dotée d'un arsenal juridique d'avant-garde en matière de lutte contre la consommation de tabac dans des lieux publics. Malheureusement, l'application reste nettement insuffisante par rapport aux objectifs escomptés, estiment, d'un commun accord, les experts. Certes, l'Algérie a ratifié la convention cadre de l'OMS en 2006 et elle a procédé à l'élaboration du décret exécutif fixant les lieux publics où l'usage du tabac est interdit. Théoriquement, la législation algérienne l'interdit dans les structures sanitaires depuis 1985, la loi de 1995 interdit son usage dans les endroits publics alors que le décret de septembre 2001 et l'instruction ministérielle du 10 mars 2002 portent sur son interdiction dans les lieux publics, l'interdiction totale de sponsoring au profit des compagnies du tabac, l'apposition d'étiquettes d'avertissement général et spécifique à propos de la santé, ainsi que l'affichage de la composition de la cigarette. Aujourd'hui, il est question d'un projet de loi pour l'application de mesures restrictives de l'usage de tabac dans certains lieux publics, son interdiction formelle dans d'autres lieux publics, l'interdiction de la vente de tabac aux mineurs et par les mineurs, l'interdiction de la publicité d'une manière directe ou indirecte des produits tabagiques en Algérie, la désignation de personnes et organes habilités à effectuer des inspections et veiller à la stricte application des textes, ainsi que des dispositions pénales et sanctions contre les contrevenants. En pratique, la stratégie de l'Algérie dans sa lutte contre le tabagisme se résume à peine en la création de 51 centres de consultation de tabacologie et en l'information du personnel de l'existence du décret exécutif fixant les lieux publics où l'usage du tabac est interdit. Ce qui est nettement insuffisant pour faire face aux ravages, de plus en plus alarmants, de ce fléau. La consommation de tabac a triplé en vingt ans De son côté, l'industrie du tabac ne s'est jamais aussi bien portée. En effet, le chiffre d'affaires global de la SNTA avoisine les 250 millions de dollars, soit 25 milliards de dinars. Ce qui fait de la SNTA le deuxième pourvoyeur en fiscalité après le géant pétrolier Sonatrach. Quant à la consommation de tabac, elle a triplé en vingt ans ; un fumeur sur deux a moins de 27 ans. Pis, peu de projets ont été mis en œuvre pour contrecarrer le marketing intense des fabricants de cigarettes. Les administrations, comme les collectivités locales, ne se lancent que rarement dans la prévention et la sensibilisation. Et les quelques actions pilotes qui ont permis de former les médecins au sevrage tabagique et de sensibiliser les fumeurs butent toujours sur le sempiternel problème du manque de moyens. Comme quoi la lutte contre le tabagisme n'est guère une priorité nationale. Et pourtant, plus de 15 000 fumeurs décèdent annuellement en Algérie des effets du tabac qui est aussi à l'origine de 90% des cancers bronchiques enregistrés par an à travers le pays, soit une prévalence de 3 000 à 5 000 cas. Ce fléau génère également, pour le même espace de temps considéré, quelque 500 000 malades broncho-pneumopathies chroniques obstructives (BPCO). Par ailleurs, 45 % de la gent masculine des plus de 15 ans sont des fumeurs, dont une proportion inquiétante d'adolescents, contre 9 % pour les femmes, avec les conséquences, pour celles enceintes, qu'elles font courir à leurs bébés, en matière de malformations, de maladies cardio-vasculaires et d'asthme. «Il faut savoir que si le Trésor public bénéficie d'un dinar pour chaque paquet de cigarette vendu, le traitement de chaque fumeur coûte à l'Etat 3 DA», souligne le pneumologue Nafti du CHU Mustapha Bacha d'Alger, pour relever l'impact financier du tabagisme sur le budget de la santé publique. Cet éminent professeur milite pour l'introduction «des dispositions de dissuasion des contrevenants à l'interdiction de fumer dans des lieux publics, comme cela se fait dans d'autres pays où les sanctions adoptées ont apporté des résultats positifs». Pour mettre en relief l'importance qu'il y a lieu d'accorder à l'application des textes de loi inhérents à ce domaine, le professeur Nafti rappelle, à qui veut l'entendre, que l'Algérie «est tenue par l'obligation de résultats après la ratification, en mars 2006, de la convention internationale de lutte anti-tabac». Aujourd'hui, pour de nombreux spécialistes engagés dans la lutte contre le tabac, il est urgent de procéder au renforcement du contrôle aux frontières pour limiter la contrebande de cigarettes, à l'encouragement de la multiplication de manifestations de sensibilisation au niveau des établissements éducatifs, et à la responsabilisation des familles ainsi que la «systématisation» de la consultation des fumeurs au niveau des structures médicales. Sans ces mesures, le tabagisme continuera à tuer sans distinction, sans épargner les uns ou les autres. Des produits de sevrage onéreux et des médecins peu formés Sur un autre chapitre, Mokhtar Hamdi Cherif, professeur en médecine préventive et épidémiologie, chef de service au CHU de Sétif, président de l'Observatoire du tabac en Afrique francophone (OTAF), considère que des dizaines de milliers de cancers pourraient être évités chaque année grâce à des campagnes efficaces d'information et de prévention. «A ce jour, les campagnes de sensibilisation menées à travers le pays ont drainé une grande partie de la population vers la demande d'aide et de sevrage tabagique. Dans ce dernier domaine, les patients recourent directement à toutes sortes de produits, dans une grande anarchie, comme pour de nombreux médicaments. En effet, les produits de sevrage ne font pas encore l'objet d'une politique nationale en Algérie», note à ce propos M. Mokhtar Hamdi Cherif. «Jusqu'en 2001, aucune expérience n'avait été tentée en Algérie sur l'arrêt de la consommation du tabac», rappelle-t-il. En réponse à ce problème de santé publique en matière de tabagisme, le CHU et l'université de Sétif, en collaboration avec Épidaure, centre régional de lutte contre le cancer de Montpellier (France), l'Union internationale contre le cancer et la Ligue nationale contre le cancer (LNC) ont mis en place, il y a quelques années de cela, un programme d'aide à l'arrêt de consommation de tabac dans la région de Sétif. C'est dans ce cadre qu'a été lancée en 2001 une enquête, à la demande de l'équipe d'Épidaure de Montpellier, chargée de la formation des médecins de Sétif. Cette enquête, une première en Algérie, a porté sur les attitudes et les pratiques de prescription de sevrage tabagique. Elle a révélé que près de la moitié des fumeurs algériens demandent l'arrêt du tabac, alors que la majorité des médecins interrogés ne prescrivent pas de produits nicotiniques parce qu'ils ne sont pas au courant de la disponibilité de ces substituts sur le marché, et qu'ils n'ont pas de formation concernant l'accompagnement et le sevrage tabagique et la prescription des substituts nicotiniques. Cette première expérience avait mis en place des outils adaptés, qui ont été utilisés par la suite dans l'information et l'aide à l'arrêt du tabac. Cependant, l'évaluation sur le terrain, deux ans après le début du programme, a mis en évidence de nouveaux besoins en formation, ainsi que la nécessité de trouver des vecteurs de communication pour aborder le sujet encore tabou du tabagisme féminin. Jusqu'à aujourd'hui, on recense les mêmes problèmes qui bloquent continuellement les réalisations de la stratégie nationale de lutte contre le tabagisme. D'abord, sur le plan médical, le rôle du médecin en matière d'arrêt du tabac n'est toujours pas clarifié et adapté à la demande des fumeurs, constatent les spécialistes. «Si l'on doit éviter les dangers d'une trop grande médication de l'arrêt du tabagisme, le recours à des produits de substitution est incontournable car la volonté du fumeur ne suffit pas. Il est important que les médecins puissent offrir aussi une réponse adaptée dans ce domaine pour ne pas perdre toute crédibilité dans la mobilisation pluridisciplinaire contre le tabac. Ce qui explique en partie l'échec de notre action d'aide à l'arrêt du tabac dans les structures médicales, la disponibilité en produits de sevrage tabagique étant insuffisante, ces produits demeurant coûteux et disponibles dans peu de pharmacies», explique à ce propos Mokhtar Hamdi Cherif. Ensuite, sur le volet économique, il convient de signaler que l'accès aux produits de substitution est difficile, car ils sont considérés comme trop chers. «Rendre ces produits plus accessibles concourrait à la réussite du programme national de lutte contre le tabac. Avec une demande plus vaste et une offre plus organisée, il sera possible de mettre en place une politique de santé publique plus efficace [sensibilisation, outils de travail, approvisionnement en médicaments]», soutient le professeur Hamdi Cherif. 80% des habitants de la capitale sont menacés de maladies respiratoires Pour d'autres experts, l'Algérie n'est pas prête à enrayer le fléau du tabagisme. Ils en veulent pour preuve la percée préoccupante de la consommation de tabac enregistrée ces dernières années, notamment parmi les jeunes. Au train où vont les choses, les spécialistes prévoient que ce phénomène devienne «la cause principale des décès», en 2030, si la consommation actuelle persiste. D'autant que tous les instruments législatifs et réglementaires de lutte contre le tabagisme et contre le commerce illicite du tabac ainsi que des structures qui leur sont dédiées ne se sont guère montrés efficaces sur le terrain. Même le plan d'action contre le tabagisme mis en œuvre par le ministère de la Santé entre la période 2004-2006 avec pour objectif une réduction de 5% de la prévalence du tabagisme dans la population générale, et d'au moins 10% chez les jeunes (actuellement supérieure à 20%) tout en assurant la protection des non-fumeurs, n'a pas été suivi d'effet. Comme si le tableau n'était pas assez sombre jusque-là, parallèlement à ces mesures et parfois en contradiction avec les articles de la convention cadre de lutte anti-tabac (CCLAT), adoptée le 30 juin 2006, on a assisté au cours de ces dernières années à la mise en place de mesures visant à encourager la culture du tabac, à ouvrir le marché national et à permettre l'installation de la British American Tobacco (BAT) en Algérie. Cette dernière, considérée comme un «vrai poison» par les spécialistes du monde entier, a déjà bénéficié de publicité indirecte dans les médias nationaux en contractant récemment un accord avec les Douanes algériennes. Faut-il s'étonner, dans ce contexte, que 80% des habitants de la capitale soient menacés de maladies respiratoires dans les dix prochaines années ? Représentant la cause principale de l'augmentation des cas de maladies respiratoires, le tabagisme a fait en sorte que près de 30% des personnes âgées entre 35 et 55 ans souffrent de graves complications respiratoires. Plus de 7 000 décès annuellement enregistrés sont dus aux crises cardiaques déclenchées par les effets néfastes du tabagisme sur les sujets fumeurs. Des chiffres qui donnent froid dans le dos. On peut en citer beaucoup encore. Mais à quoi bon ? Puisque cela n'émeut plus personne… A. S.