La coopérative théâtrale El Afça (l'Astuce) de Tlemcen a posé ses pénates, le temps de trois représentations, mercredi, jeudi et vendredi, au Théâtre national d'Alger Mohamed Bachtarzi, pour présenter sa pièce Rencontre par hasard. Adaptée par Abdelkrim Gharibi de la nouvelle l'Arbre du dramaturge polonais Slawomir Mrozek, et mise en scène par Ali Abdoun, la pièce est interprétée par Mourad Khane dans le rôle d'un homme comblé matériellement, Amine Missoum dans le rôle d'un homme ballotté par la vie et Warda Salem qui interprète le rôle d'une séductrice. La scène est tapissée d'une épaisse moquette rouge, et un voile blanc constitue l'arrière-scène. La scénographie est signée Yahia Ben Amar. Le décor est sombre, avec en arrière-plan un éclairage rouge. L'ambiance est étouffante et mystérieuse. On aperçoit une ombre et un homme avec une corde au cou tentant d'accrocher l'autre bout à la branche d'un arbre. Il a décidé de mettre fin à ses jours et d'abréger ses souffrances. Il est fatigué, pleurant son sort maudit. Il n'a ni femme ni travail, et il ne sait pas nager, un handicap qui le hante ! L'homme se plaint de sa vie faite de ratages. Même son suicide il le rate. Il n'arrive pas à accrocher la corde à la branche. Face à lui, un autre homme, habillé en costume et cravate, un style qui reflète son aisance, l'observe calmement sans un mot, puis il lâche : «Je t'envie pour ta vie. Tu es un homme heureux, et hélas cela n'est pas mon cas.» L'autre ne comprend pas. Il a face à lui un homme représentant tout ce qu'il n'a pas et qui est parfait à ses yeux, comment pourrait-il l'envier pour sa misérable vie ? Drôle de destin : l'un veut se suicider pour tout ce qu'il n'a pas alors que l'autre veut le faire parce que, paradoxalement, il a tout. Car, le riche est sur les lieux pour se suicider aussi. Sa raison : il n'a aucun but dans sa vie, il a tout eu, tout vu. «Je n'ai pas de raison pour me lever le matin, il n'y pas plus cruel que cela», dira-t-il. La communion se fait entre le riche et le miséreux dans la détresse. Les deux hommes, qui ont des bouts de corde attachés à leurs poignées, décident d'en finir avec la vie. C'est à ce moment qu'une jolie jeune femme, toute de rose vêtue, décide de faire son apparition. Insoucieuse, elle passe en laissant glisser son foulard. Le pauvre hère, qui n'a jamais su parler aux femmes, perd la tête. Le riche, son compagnon dans la détresse, l'encourage et le décide à aller vers elle. Au deuxième tableau, la jolie femme est là, avec les deux hommes suicidaires. Elle aussi a des bouts de corde aux poignées. Belle et consciente de l'être, elle se prête à un jeu de séduction. Les deux hommes tombent sous son charme, l'un tragique, sombre dans son costume de riche, et l'autre, comique, drôle, est face à ses frayeurs. L'ambiance change, ce n'est plus le coin perdu réservé aux suicidaires mais une belle plage ensoleillée. Emporté par son enthousiasme, le pauvre décide de se jeter à l'eau bien qu'il ne sache pas nager. Il y laissera la vie, au moment où il commençait à y prendre goût. La femme s'est esquivée en douce. Soudain, la radio annonce qu'une jolie jeune femme a été sauvée d'une tentative de suicide après s'être jetée d'un pont. Le riche regarde autour de lui et constate qu'il est seul. C'est le seul survivant de cette rencontre. Il éclate de rire et lance : «Je serai le seul à aller au théâtre ce soir.» En somme, c'est une belle leçon sur les absurdités et les contradictions de la vie que nous a présenté la coopérative l'Astuce à travers trois vécus que le hasard a fait se croiser pour que chacun enseigne aux autres la relativité du bonheur. Selon le metteur en scène, la femme représente la vie, sa présence était nécessaire sur scène pour redonner aux jeunes suicidaires goût à la vie avant de disparaître. Concernant les bouts de corde attachés aux mains des comédiens, M. Abdoun nous expliquera que cela veut dire que les trois personnages se sont détachés de la réalité, qu'ils ne sont plus des pions sur l'échiquier. Ils ont décidé de prendre leurs destins en main. A propos de la distribution des rôles, le metteur en scène, qui a mis deux comédiens amateurs avec un professionnel, en l'occurrence Mourad Khane, nous confiera que, «de nos jours, il n'y a pas de différence vu le niveau des jeunes amateurs». Lors de la conférence de presse qui s'est tenue avant la générale de la pièce, mercredi dernier, le metteur en scène, ou plutôt, comme tient à le présenter la troupe, l'architecte du spectacle, Ali Abdoun, a confié que Rencontre par hasard se veut un miroir des multiples problèmes que vit le citoyen algérien dans un contexte de plus en plus absurde qui dépasse souvent les fictions les plus grotesques. Il ajoute que le jardin public représente le jardin de la vie, les protagonistes de l'histoire se retrouveront ensuite dans la nouvelle ville, un espace qui reflète le monde actuel avec tous les maux que subit la jeunesse tels le chômage et l'exclusion, qui les poussent vers le suicide ou la harga, cette autre forme de suicide. Quant à l'auteur de la pièce, Abdelkrim Gharibi, professeur à l'université de Mostaganem, il a soulignée qu'il fallait faire une différence entre «universalité et mondialisation». Ainsi, si Mrozek reste un auteur universel par les thèmes qu'il aborde, la pièce doit être placée dans le contexte de la mondialisation dont les conséquences néfastes sont également subies par les Algériens et plus spécifiquement par les plus démunis qui se débattent dans leurs malheurs, ignorés par les plus nantis qui ne pensent qu'à leur propre rente. W. S./S. A.