L'écrivaine et chercheuse Fanny Colonna est décédée, hier à l'âge de 80 ans, a-t-on appris auprès de son entourage. Née en 1934 en Algérie, la défunte était une spécialiste de l'Algérie et de l'Afrique du Nord. Fanny Colonna était directrice de recherche émérite au Cnrs (Iris-Ehess). Elle a vécu et travaillé en Algérie jusqu'en 1993. De nationalité algérienne, rattachée au Centre de recherches d'anthropologie, de préhistoire et d'ethnologie (Crape), elle a mené diverses enquêtes de terrain, notamment dans le Gourara et dans l'Aurès, et enseigné au sein de structures universitaires algériennes, en particulier dans le département d'études berbères de l'université de Tizi Ouzou dont elle est co-fondatrice. Son parcours personnel et scientifique inscrit Fanny Colonna dans les espaces intellectuels algérien et français. Ses recherches ont porté principalement sur le champ culturel algérien, dans ses rapports avec le politique et le religieux, et surtout la production des savoirs. Sa thèse de troisième cycle, sous la direction de P. Bourdieu (1975), a porté sur la formation des instituteurs algériens dès la fin du XIXe siècle. Ses travaux d'anthropologie culturelle ont tous pour dénominateur commun un ensemble de traits : la confiance dans l'enquête de terrain, qui se nourrit d'une démarche empirique ; un questionnement qui balaie une gamme documentaire très large, dans les différents ordres du savoir : savant, vernaculaire; une mobilisation, sur le plan méthodologique, des ressources de la sociologie et de la micro-histoire; un positionnement intellectuel attentif aux formes de la production culturelle de la «périphérie», du «local», du monde rural par rapport au «centre», à la ville et l'Etat, d'où émane la normativité politique et/ou religieuse. Son ouvrage Savants paysans (Colonna, 1987), peut ainsi être considéré comme un manifeste de la recherche ruraliste algérienne, si ce n'est maghrébine, par sa volonté de constituer en objet certains aspects de la culture paysanne, notamment son rapport au savoir, aux lettrés et à la scripturalité. Son livre sur Timimoun, dans le Gourara, participe du même regard (Colonna, 1989). Ses travaux sur le local en Algérie ont par ailleurs surtout concerné l'Aurès, massif montagneux berbérophone mais fortement arabisé et islamisé, de la conquête française (vers 1845) à la fin des années 1940. Les Versets de l'invincibilité, parus en 1995, constitue donc l'aboutissement d'une longue enquête initiée dans les années 1970, et dont l'article «Saints furieux, saints studieux», paru en 1980 dans un célèbre volume des Annales centré sur les nouvelles ouvertures théoriques de l'histoire des sociétés d'Islam, constitue, en quelque sorte, la matrice (Colonna, 1980). Ouvrage d'une grande portée théorique, les Versets montre notamment les conséquences négatives de l'approche durkheimienne, dont le monopole sur les études de sociologie religieuse a lourdement grevé notre connaissance de l'islam maghrébin dans sa dimension de religion «vécue», «vivante» aussi, c'est-à-dire mise en pratique. À l'encontre de la façon avec laquelle P. Bourdieu a envisagé le monde kabyle, comme si ce monde n'avait jamais été en contact avec l'islam, Fanny Colonna insiste au contraire sur l'enracinement de la culture montagnarde des Aurésiens dans la religion du Livre et de Muhammad. Alliant l'enquête sociologique de terrain à la démarche historique, son ouvrage s'articule autour de quatre moments, entre le milieu du XIXe siècle et les années 1940, à travers des histoires de vies et des trajectoires de personnages et de groupes singuliers qui aboutissent, au final, à la victoire du réformisme (islah) prôné par le cheikh Benbadis (1889-1940). L'ouvrage se donne pour objectif de comprendre les raisons de ce véritable bouleversement épistémologique, qui va si profondément changer le rapport au religieux dans l'Algérie contemporaine. La prédication des clercs réformistes, acteurs collectifs du mouvement national en Algérie, porteurs d'un islam réformé et puritain d'origine urbaine, achève de délégitimer l'islam séculaire, fondé sur le culte des saints et la sociabilité confrérique, qui avaient jusqu'alors régné sans partage sur les sociétés rurales du massif de l'Aurès. Les Versets enregistrent donc - et, surtout, expliquent- la radicalité de ce renversement des valeurs qu'opère l'islah badissien. Par le questionnement qu'il pose sur les rapports entre centre et périphérie, et sur la place - éminente et centrale- de la religion dans ces relations, l'ouvrage participe pleinement de la construction de l'objet de la «montagne savante». Colonna qui était enseignante à l'Université de Paris-III, a à son actif plusieurs ouvrages, publications de référence et contributions, notamment Les Aurès 1916-1945 : état des savoirs, de l'archéologie à la photographie Instituteurs algériens, 1883-1939, Les versets de l'invincibilité, permanences et changements religieux dans l'Algérie contemporaine. Le meunier, les moines et le bandit, des vies quotidiennes dans l'Aurès, (Algérie du XXe siècle), Algérie 1830-1962. Quand l'exil efface jusqu'au nom de l'ancêtre. R. C.