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«Le passage à l'acte violent est devenu la voie privilégiée de résolution des conflits» Le Dr Mahmoud Boudarène, psychiatre, docteur en sciences biomédicales et ancien député :
«Les Algériens manquent de bonheur ; ils ne sont pas heureux parce qu'ils ont le sentiment que leur destin leur échappe et qu'ils n'ont aucune emprise sur leur existence. Ils ont la conviction qu'ils sont indignes parce qu'ils ne sont pas consultés et qu'ils n'ont pas accès à la décision politique concernant leur avenir et celui de leur communauté». Dr Boudarène en fait le constat à partir d'un travail réel sur le terrain, en tant que psychiatre et politique. Dans le présent entretien, il revient sur les raisons profondes de l'accroissement du phénomène de violence, celle individuelle et collective, dans notre société. Il s'attarde notamment sur la détresse des jeunes, plus manifeste encore dans les nouvelles cités «dortoirs». Le Dr Boudarène évoque «la rupture du dialogue entre les individus, la dissolution du lien social, l'inefficacité des mécanismes régulateurs qui organisent la vie en communauté, l'effondrement de l'ordre social et la faillite de l'ordre institutionnel». Pire, la loi et l'autorité publique ne constituent plus un obstacle à la montée de la violence et au passage à l'acte agressif. LA TRIBUNE : La violence en Algérie, sous toutes ses formes, inquiète au plus haut degré. Comment expliquez-vous la recrudescence, ces dernières années, de ce phénomène sans que les pouvoirs publics ni la société civile n'arrivent à y faire face ? DR Mahmoud Boudarène : La violence est devenue banale, ordinaire, dans notre pays. Elle s'est emparée du corps social et est devenue structurelle. Cela doit inquiéter au plus haut point et interpeler la société et les pouvoirs publics car la loi et l'autorité publique ne constituent plus un obstacle à la montée de la violence et au passage à l'acte agressif. Les individus se promènent avec des gourdins dans les voitures, des couteaux dans les poches, des sabres sous les kechabias. Le passage à l'acte violent semble inscrit dans le projet des individus, il est d'une certaine façon prémédité. La violence est là, elle est à l'affût et n'attend que l'occasion pour se manifester. Parce que le dialogue n'est plus possible entre les uns et les autres, le passage à l'acte violent est devenu la voie privilégiée de résolution des conflits. Un différend insignifiant - une dispute d'enfants, un litige de voisinage, un incident sur la voie publique - donne lieu à une rixe, à un pugilat, des situations où les sujets laissent libre cours à leur agressivité sans imaginer un seul instant la portée de leurs actes. Des comportements qui montrent que le lien social est dissolu, que les mécanismes régulateurs qui organisent la vie en communauté sont inopérants et qu'ils ne constituent plus un rempart à l'émergence de la violence. Quand la violence est collective - des cas de figures qui rythment assez régulièrement la vie sociale et politique dans notre pays -, elle prend l'allure d'une explosion émotionnelle contagieuse qui la rend encore plus menaçante et plus dangereuse. L'effet foule amplifie cette émotion et accroît le risque de passage à l'acte violent, au moins parce qu'il lève les interdits qui inhibent, chez l'individu, les attitudes répréhensibles et qu'il dilue la responsabilité individuelle dans un passage à l'acte collectif. Une situation qui exonère, évidemment de sa culpabilité, l'auteur de l'acte. Et pour cause, la faute - le passage à l'acte - incombe à tous. C'est le cas notamment de la violence observée dans les stades, de celle qui est exprimée à l'occasion des émeutes ou encore de celle qui est manifestée lors de lynchages ou de viols en groupe. Le sujet qui agit dans de telles conditions perd son individualité propre et son identité personnelle se dissout dans celle du groupe avec lequel il agit. Dans de telles circonstances, il est anonyme et non identifiable comme auteur responsable du passage à l'acte et, s'il vient à commettre des actes violents, antisociaux, il le fait au nom de tous. C'est le processus de désindividuation. Un terme qui veut simplement expliquer et donner du sens aux actes de violence que le sujet ne commet pas en solo mais qu'il perpètre plus aisément quand il est avec les autres. Une logique qui prévaut dans touts les phénomènes de masse. A ce stade, la conscience de soi est absente. Le sujet, qui n'est plus à l'écoute de ses motivations personnelles, a déjà abandonné ses valeurs pour se soumettre à celles qui lui sont imposées par le groupe auquel il appartient. Des comportements qui témoignent, sans doute, de l'effondrement de l'ordre social et qui mettent également en évidence la faillite de l'ordre institutionnel. Voilà une situation de désordre, une espèce d'anomie qui menace la paix sociale et met en danger la stabilité de notre pays. Les institutions de l'Etat ont failli, les organismes de jeunesse et les organisations de la société civile aussi, mais il y a également la responsabilité de la famille et de l'école. Pourquoi ce «désarmement» devant un phénomène aussi ravageur ? L'ordre institutionnel, la loi, n'arrive plus à contenir la violence sociale. Pourquoi ? Parce que, de mon point de vue, l'autorité publique est disqualifiée, démystifiée. L'Etat a été longtemps laxiste face à la montée de la violence dans notre société et son autorité a systématiquement reculé, même quand il s'agit de réagir avec vigueur. Le pouvoir a alterné manipulation, attitudes paternalistes et répression féroce pendant que la loi et la justice ont déserté l'espace public. Son objectif est de durer, même à mettre en danger la paix sociale, il négocie et cède sur l'essentiel : l'autorité et le respect des institutions de l'Etat. La présence physique massive des services de sécurité ne compense pas - cela est une évidence - l'absence de fermeté de la République face aux dépassements et à la violence qui s'est emparée de la société. Nos routes sont à la merci de chauffards en tout genre, nos quartiers sont squattés par des gardiens de parking autoproclamés et par des dealers de tous acabits, les citoyens sont terrorisés à l'idée de voir leur progéniture victimes des kidnappeurs et des violeurs d'enfants qui écument nos villes et villages, etc. Que fait l'Etat pour rassurer ? A quoi servent les patrouilles de police ? Quelle est l'utilité des multiples barrages qui sont érigés sur nos routes ? Des désagréments permanents pour les usagers, une violence d'Etat, la première à être infligée à la population. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si les pouvoirs publics ont la volonté politique de réduire le phénomène de la violence sociale dans notre pays. Une chose est sûre, le tout répressif ne constitue pas la solution. Quant aux actions pédagogiques en direction des citoyens, les services de sécurité ne peuvent à eux seuls - quand bien même ils le voudraient - mener cette mission. L'implication de la société civile est indispensable. Le mouvement associatif, les organismes de jeunesse, la famille et l'école ont sans doute un rôle à jouer. Encore faut-il que le pouvoir fasse confiance au citoyen, qu'il le laisse s'organiser, qu'il lui donne la possibilité de participer à la décision politique et de contribuer à la construction du destin commun, encore faut-il qu'il rassure les familles et qu'il se mette de leur côté pour les accompagner dans l'éducation des enfants, encore faut-il que ce pouvoir libère l'école algérienne de l'idéologique qui l'emprisonne, qu'il en fasse un véritable espace d'épanouissement de l'enfant, un lieu où celui peut forger sa propre réflexion et construire son libre arbitre, que l'école algérienne devienne une école républicaine qui prépare l'enfant, futur citoyen, à vivre dans la cité apaisée et tolérante. Mais pour cela, il faut que le pouvoir se libère de la méfiance qu'il nourrit à l'endroit de son peuple, qu'il fasse confiance aux citoyens et qu'il leur laisse l'initiative sur les décisions - toutes les décisions - qui impliquent le destin de la communauté. Comment évaluez-vous le traitement du phénomène par les médias, principalement ceux audiovisuels ? Sont-ils d'un apport positif ou, au contraire, ils ne font qu'encourager sa croissance et l'émergence de nouveaux «leaders» et groupes de délinquants ? Cette question rejoint la précédente. C'est toute la place de la pédagogie en direction de la population qui est convoquée. Je pense que les médias n'en font pas assez. Ils sont dans le factuel de l'information et il n'y a pas assez d'espace réservé pour traiter réellement de ce phénomène, en particulier dans les médias lourds. Ces derniers qui sont sous le contrôle du pouvoir en place sont utilisés non pas à des fins d'information et d'éducation de la population mais à des fins de matraquage et de propagande politiques. Même les chaînes de télévision privées se sont engouffrées dans ce créneau qui sert en fait des intérêts, non pas ceux du peuple mais ceux des forces en présence dans les sphères de décision politique. Pour autant, les médias, lourds notamment, ont un rôle fondamental à jouer pour apaiser la société. Eduquer cette dernière est une des missions des médias. Parce qu'un peuple éduqué est naturellement cultivé, avec des citoyens capables d'altruisme et d'empathie. Deux attributs essentiels qui fondent le lien social et qui apaisent les relations entre les individus. Le principal objectif de l'action pédagogique des médias est de sensibiliser les sujets aux préoccupations de la communauté et de les impliquer, à leur tour, dans les actions politique et civique à l'endroit de la population. Les actions politique et civique, auxquelles les pouvoirs publics devraient inviter les citoyens, se construisent sur ces deux piliers, l'altruisme et l'empathie. L'engagement citoyen et/ou militant - qui unit les sujets autour de ces valeurs fondatrices - se nourrit d'un objectif partagé, la construction du destin commun, lequel objectif est précurseur du lien social. Il constitue le ciment indispensable dont la prise se renforce davantage quand l'objectif est de bâtir le bien-être de la communauté. Un projet dans lequel les individus, conscients de leurs droits et de leurs devoirs, se reconnaissent et qui donne tout son sens à la vie en communauté. Mais les actions politique et civique constituent aussi des espaces réservés, privilégiés, pour apprendre à parler, à échanger dans la sérénité. Un espace pédagogique qui peut être relayé par les plateaux de télévision ou par des émissions radios dans lesquels le dialogue constitue une vertu parce qu'il est permis à l'autre de s'exprimer, de dire son opinion. Un avis qui est accepté même si on ne le partage pas. C'est un lieu d'apprentissage de la tolérance. Une autre vertu, essentielle à l'apaisement de la relation entre les individus. Dialogue et tolérance, deux autres attributs, civilisationnels, qui témoignent du niveau culturel d'une société. Sauf que le pouvoir politique de notre pays n'en veut pas. Une société éduquée et apaisée constitue pour lui un danger. C'est sans doute pourquoi il a mis des verrous - quelques fois institutionnels - à l'action politique et qu'il a bridé la société civile. Toutefois, je ne crois pas que le traitement de l'information, telle qu'elle est produite actuellement dans la presse, amplifie le phénomène. L'impact pédagogique sur la société n'est certes pas important mais je doute qu'il y ait un rôle néfaste des informations qui sont rapportées à ce sujet. Le travail du journaliste ne peut pas se faire correctement sans l'implication des institutions de la République et sans une réelle volonté de l'Etat de venir à bout de la violence. Or, le pouvoir algérien préfère une société ignorante et violente, une société terrorisée par la violence qu'elle sécrète parce qu'elle est plus facile à soumettre. C'est pourquoi, et c'est mon point de vue, il ne se préoccupe pas réellement du travail de conscientisation de la population et qu'il ne met pas à la disposition des médias les moyens nécessaires pour mener à bien une telle action. La jeunesse algérienne paie un lourd tribut, en se soumettant à ce phénomène de violence (victime ou acteur), aux conditions de vie précaires, à l'absence de perspectives, de débouchés, d'esprit d'initiative et de créativité. Comment décrivez-vous la détresse de la jeunesse algérienne et quelles solutions proposez-vous pour lui venir en aide ? Vous avez bien raison d'évoquer ce problème de la détresse des Algériens, notamment des jeunes. Elle est, assurément, le terreau sur lequel viennent prendre racine et fleurir les frustrations, les ressentiments, les rancœurs et la haine qu'éprouvent les jeunes algériens vis-à vis de leurs société. Les Algériens ont des problèmes nombreux, ceux-ci doivent être résolus sans que ces derniers ne soient obligés de manifester ou de passer à l'acte violent. Les jeunes attendent des réponses à leurs difficultés quotidiennes, à la mal-vie et à la misère dans lesquelles ils pataugent à longueur de journée. Ils ont besoin d'espaces culturels, de cinémas, d'infrastructures où ils peuvent faire de l'exercice, du sport. L'Etat doit faire en sorte que les ingrédients - qui font le lit de la violence sociale -, disparaissent. Les Algériens manquent de bonheur; ils ne sont pas heureux parce qu'ils ont le sentiment que leur destin leur échappe et qu'ils n'ont aucune emprise sur leur existence. Ils ont la conviction qu'ils sont indignes parce qu'ils ne sont pas consultés et qu'ils n'ont pas accès à la décision politique concernant leur avenir et celui de leur communauté. Une situation qui dépouille les sujets de leur humanité et qui leur fait perdre l'élémentaire sentiment d'empathie. Or une société sans empathie secrète la violence parce que les individus qui la composent sont incapables d'imaginer ce qu'est la souffrance et n'ont pas la capacité ou la faculté de se mettre à la place de la personne qui souffre. C'est dans ce climat «d'inhumanité ordinaire» - comme dirait Robert Badinter - que la violence sociale se manifeste et qu'elle peut concerner tous les segments de la société et notamment les femmes. Une société qui se nourrit de l'empathie en particulier vis-à-vis des sujets les plus vulnérables est une société naturellement apaisée, cultivée et civilisée. Au lieu de comprendre cela et d'apporter des solutions à cette situation, les décideurs proposent plus d'uniformes et plus de présence policière. Il suffit de regarder du côté de ces quartiers/cités qui sont nouvellement construits pour comprendre la cécité psychique de nos gouvernants. Des quartiers ou villes nouvelles sources de problèmes graves qui ne semblent pas interpeler l'Etat. Des cités dortoirs, sans âme, dépourvus d'espaces de rencontres, de convivialité et de partage qui auraient permis, aux individus qui y habitent, à apprendre à se connaître, à se reconnaître, et à créer des liens sociaux solides et puissants. Des remparts à la violence. Pour mieux appréhender l'origine de la violence sociale, il faut aller à la rencontre des familles qui vivent dans ces nouvelles villes. Des histoires singulières qui interdisent à leurs membres à se connaître, à tisser des liens et à vivre ensemble dans une relation apaisée. Ce sont des familles démunies, dont les membres généralement analphabètes et pauvres sont dans un chômage endémique. Des familles déjà très éprouvées, souvent plusieurs fois déracinées, qui se sont installées dans des bidonvilles érigés à la périphérie des villes et qui sont incapables de trouver le ressort suffisant pour s'adapter à un nouvel environnement. Des individus qui cohabitent amassés ensemble par le hasard d'une déportation. Arc boutés sur leurs parcours propres, ceux-ci restent étrangers les uns aux autres. Comme des fantômes, ils se fréquentent au gré de leur errance dans les quartiers. Ils ont renoncé à bâtir, entre eux, des relations solides et à s'engager dans une vie sociale nouvelle. Les règles et les interdits qui garantissent la concorde et la sécurité dans la communauté ne sont pas partagés. Parce que ces populations qui vivent dans ces villes nouvelles sont livrées à la pauvreté extrême, elles ne sont pas en mesure d'assurer la cohésion de leur communauté. Les mécanismes traditionnels, ordinaires, de régulation ainsi que les valeurs qui fondent le sentiment d'appartenance au groupe ne sont pas mis en place. Les interdits sociaux élémentaires ne sont pas érigés en barrière sociale. Inopérants, ils ne peuvent pas contenir la violence. Une situation qui autorise toutes les dérives, même les plus cruelles. C'est dans ces conditions que le passage à l'acte survient. Voilà les éléments qui caractérisent ces quartiers/villes nouveaux, bâtis dans la précipitation pour reloger ces familles. Des camps de concentration «spéciaux, réservés» où la promiscuité, l'oisiveté et la misère constituent la règle. Des conditions de vie, une forme d'exclusion sociale, qui contribuent à les déshumaniser davantage. Des conditions qui font le lit de la violence sociale, parce que vivre durablement miséreux ajoute au sentiment d'injustice celui de la honte et de l'indignité. Se sentir indigne, un état d'esprit qui obscurcit les capacités de discernement et de jugement, et qui fait naître chez l'individu le ressentiment, la rancune. Empli de haine, ce dernier se détourne de la communauté. Il se défait des caractéristiques essentielles qui font de lui un être social pour se transformer en une personne singulière guidée par ses instincts et la nécessité de survivre. Les rapports aux autres deviennent difficiles. Il n'hésite pas alors à entrer en conflit pour satisfaire ses désirs et les comportements de violence émaillent toutes ses relations. Mais le pouvoir est hermétique à tous ces besoins. Il multiplie les commissariats de police et réagit comme s'il était frappé d'une myopie qui l'empêche de voir les véritables raisons qui sont à l'origine de la recrudescence de la violence sociale dans notre pays. Pour autant la solution ne peut être que là. Pour terminer, la violence en Algérie est-elle une fatalité ou pourrions-nous espérer de meilleurs jours ? La violence dans notre pays n'est pas une fatalité. Des solutions existent pour peu que les pouvoirs publics manifestent la volonté politique d'en finir. Les solutions sont dans les raisons à l'émergence de la violence que j'ai évoquées tout au long de cet entretien. Pour résumer mon idée, l'issue à l'escalade de la violence dans notre pays devrait s'articuler sur deux éléments fondamentaux. D'abord, l'autorité de l'Etat ne doit pas se négocier. Elle doit s'exercer avec fermeté à chaque fois que le besoin s'en fait ressentir et la loi doit s'appliquer pour tous, avec justice. La délinquance, sous toutes ses formes et quel que soit le rang de son auteur, ne doit pas restée impunie. Ensuite, les pouvoirs publics doivent se rapprocher de la population et être à l'écoute de ses doléances. C'est leur rôle et ce n'est pas le cas aujourd'hui. Le citoyen est confronté au mépris permanent de l'autorité qui n'a aucune considération pour lui : la hogra n'est pas une vue de l'esprit, elle est la réalité quotidienne du peuple. K. M.