Sur les planches, qui avaient lancé son immense carrière d'acteur avant la célébrité des scènes de music-hall, l'Italien avait coutume de dire : «Le temps, c'est comme ton pain, gardes-en pour demain.» Serge Reggiani ne mangera plus de pain car il n'en a plus le temps et depuis déjà longtemps. Qui sait s'il en aura besoin au paradis des artistes ? L'enfant de Reggio Emilia, près de Parme, en Italie du Nord, est mort d'un arrêt cardiaque. Lui qui a appris la lenteur du temps devant les toiles du peintre. Un peintre amateur, devenu écrivain juste le temps de se livrer, d'une manière détournée, dans un «Dernier courrier avant la nuit» (éd. de L'Archipel, 240 pages), recueil pudique de lettres imaginaires qui sont autant de portraits d'amis disparus, d'hommages, de souvenirs : les frères Prévert, Lino Ventura, l'autre Italien, Simone Signoret, pour laquelle il porta le «Casque d'or» dans le chef-d'œuvre de Jacques Becker (1952), et bien d'autres «immortels» tels Edith Piaf, Picasso, Albert Camus. Sur les planches, qui avaient lancé son immense carrière d'acteur avant la célébrité des scènes de music-hall, l'Italien avait coutume de dire : «Le temps, c'est comme ton pain, gardes-en pour demain.» Serge Reggiani ne mangera plus de pain car il n'en a plus le temps et depuis déjà longtemps. Qui sait s'il en aura besoin au paradis des artistes ? L'enfant de Reggio Emilia, près de Parme, en Italie du Nord, est mort d'un arrêt cardiaque. Lui qui a appris la lenteur du temps devant les toiles du peintre. Un peintre amateur, devenu écrivain juste le temps de se livrer, d'une manière détournée, dans un «Dernier courrier avant la nuit» (éd. de L'Archipel, 240 pages), recueil pudique de lettres imaginaires qui sont autant de portraits d'amis disparus, d'hommages, de souvenirs : les frères Prévert, Lino Ventura, l'autre Italien, Simone Signoret, pour laquelle il porta le «Casque d'or» dans le chef-d'œuvre de Jacques Becker (1952), et bien d'autres «immortels» tels Edith Piaf, Picasso, Albert Camus. Artiste populaire, discret et humble, cette star qui refusait de l'être, avait acquis le statut et la stature du créateur qui passe les modes. L'homme a aussi traversé le temps. Né le 2 mai 1922, fils unique d'un coiffeur impécunieux chronique et d'une mère ouvrière qui fredonne à la maison des airs d'opéra, Serge Reggiani quitte à huit ans une Italie fasciste qui exalte des convictions étrangères à celles de sa famille. Les Reggiani émigrent. S'installent en Normandie, puis à Paris où l'adolescence se vit au Faubourg Saint-Denis, à Charonne et à Tolbiac, quartiers à dimension humaine. Bien avant de chanter le Barbier de Belleville, Reggiani fils s'est essayé à la coiffure, mais il n'avait ni la vocation ni la patience d'un figaro. L'opéra, il a essayé aussi. Malgré une jolie voix de baryton, il fait de la figuration aux théâtres du Châtelet et Mogador. Trop juste pour rapporter quelques francs à la maison. Mais quand on est un enfant de la balle, qu'on veut améliorer sa condition modeste, il y a aussi le sport. Mais ça, c'était une autre chanson. Il n'y avait pas encore le foot pour s'intégrer et gagner des millions, mais il y avait la boxe et le vélo. Le fougueux Italien connaît la castagne et Serge s'y met alors, fréquente aussi les tatamis et trouve finalement sa voie et surtout sa voix sur les planches théâtrales. Il devient figurant au Châtelet et à Mogador, puis au cinéma à la veille de l'invasion nazie. Dans la lignée de Raimu Il passe au Conservatoire et débute réellement au théâtre, en 1940, dans le Loup-garou de Roger Vitrac, pièce mise en scène par Raymond Rouleau. Il retourne au Conservatoire pour décrocher un premier prix de tragédie et de comédie ; fait le coup de poing à l'occasion avec les exaltés du fascisme et de la dictature vichyste et lit des poèmes au cabaret d'Agnès Capri. Il fait son petit bonhomme de chemin théâtral en jouant pour Jean Marais (Britannicus) et Jean Cocteau (les Parents terribles). Pour échapper au service militaire dans l'armée fasciste de Mussolini et au STO des nazis, il part pour de longs mois de planque. Il reprendra le théâtre à la Libération après un passage au cinéma avec le «Carrefour des enfants perdus» de Léo Joannon (1943). Plus que le cinéma, c'est le théâtre, sans doute plus intimiste, qui le fait vibrer. Il recherche la catharsis, le contact direct avec le public. Persuadé qu'il était alors que les textes forts et le jeu scénique permettent de faire le lien avec le peuple car, pour lui, le public était le peuple. C'est en acteur accompli, dans la lignée de Raimu, Gérard Philippe, de Jean Vilar et Antoine Bourseiller, qu'il est Kataïev dans «les Justes», d'Albert Camus. Un temps metteur en scène avec «Hamlet» (1951) dont il est l'interprète principal, il crée le rôle de Franz dans «les Séquestrés d'Altona» (1959), de Jean-Paul Sartre. Ce sera un rôle fusionnel, celui de sa vie. Une performance d'acteur inouïe qui se confond avec son personnage jusqu'à s'y dissoudre. Au point de sortir amaigri de chaque représentation. Le texte nécessitait un engagement physique et… politique : on est en pleine guerre d'indépendance algérienne et le thème de la pièce portait sur la responsabilité de l'individu devant les crimes collectifs et la torture. C'était aussi l'époque où l'acteur aidait les réseaux Jeanson, les fameux «Porteurs de valises» pour le Front de libération nationale (FLN). Une entreprise titanesque : cinq cents représentations, quatre ans à l'affiche et une reprise de deux mois, en 1965, pour immortaliser cette pièce fortement engagée qui marque d'une pierre blanche le parcours de l'acteur. Au cinéma, Serge Reggiani aura été l'acteur des métamorphoses. Celui qui se transforme pour donner à ses personnages un bout de lui-même, beaucoup plus même, pour les dépasser et créer ces héros romantiques et tourmentés, voyous poètes, truands de films noirs, prolos tragiques mais humains jusqu'au bout des ongles. Il a traversé deux générations, diverses époques du cinéma français, joue sous la direction des plus grands, tourne beaucoup. Des succès, des toiles anodines et quelques ratages. Il sera à l'affiche avec au moins un film chaque année mais sa filmographie abondante ne comportera pas que des scories. Voyou dans «le Carrefour des enfants perdus», il est poète et loubard du Moyen âge, sous la direction d'André Swobada ; il est aussi le partenaire d'Edith Piaf et d'Yves Montand dans «Etoile sans lumière» de Marcel Blistène. La petite gouape criminelle des «Portes de la nuit» (Marcel Carné, 1946) est de nouveau voyou, enfant perdu dans «la Fleur de l'âge» du même Carné, un an plus tard. De nouveau, un mauvais garçon, cynique et pervers dans «Manon» (1948), adaptation assez noire du roman de l'abbé Prévost, signé d'Henri Georges Clouzot. Le cinéma de la maturité L'année suivante, il prend avec André Cayatte le tournant du romantisme dans l'inoubliable «les Amants de Vérone», une tragédie shakespearienne dans l'Italie postfasciste. Avec Anouk Aimée, il forme un couple de légende, un rêve d'amour qui lui permet de tutoyer les cimes. Il est, au même titre que l'irrésistible Gérard Philipe, un symbole de la génération montante. Le romantique de Venise devient ensuite chasseur d'énigmes le temps de deux films policiers modernes. Le Rouletabille dans «le Mystère de la chambre jaune», d'Henri Aisner, traque alors «le Parfum de la dame en noir», de Louis Daquin. Sous la direction de Julien Duvivier, il étale après son romantisme sombre et ombrageux Au «Royaume des cieux» et passe par «la Ronde» de Max Ophuls (1950). Au cinéma, Serge Reggiani sera à jamais Manda dans le sublimissime «Casque d'or», de Jacques Becker (1952), magnifique histoire d'amour qui se termine au pied de l'échafaud. Avec son air de voyou bougon et tendre, moustache sombre et clope au bec, il déroule un talent intense et sera comme Simone Signoret profondément marqué par son personnage. Mais l'acteur des transformations ne retrouvera pas de sitôt une composition de cette qualité même s'il est bien dirigé dans «Les salauds vont en enfer» de Robert Hossein (1955) et bien distribué dans la nouvelle version des «Misérables» par Jean-Paul Le Chanois. Une nouvelle époque s'ouvre à lui. En 1960, nouveau visage avec «le Guépard», le chef-d'œuvre de Luchino Visconti, qui lui permet de se confronter à un Burt Lancaster impérial et à deux jeunes loups affamés de gloire nommés Alain Delon et Claudia Cardinale. S'en suit «le Doulos» de Jean-Pierre Melville où il incarne aux côtés de Jean-Paul Belmondo un truand équivoque, fragile mais humain. Tour à tour, Henri Verneuil («la Vingt-cinquième Heure»), Robert Enrico («les Aventuriers», «les Caïds»), Damiano Damiani («la Mafia fait la loi»), Jean-Pierre Melville («l'Armée des ombres») et Roger Pigot («Comptes à rebours», «Trois milliards sans ascenseur»), lui donnent l'occasion d'affirmer la dimension humaine traversant déjà «le Guépard» et «le Doulos». Marco Ferreri, un autre grand du cinéma italien, le grime en un surprenant sorcier indien dans «Touche pas à la femme blanche» (1973) et le Français Claude Sautet, géographe des sentiments, le remet dans le drame contemporain, avec un de ses plus beaux personnages dans «Vincent, François, Paul et les autres» (1974). Ce rôle de la maturité aux côtés de Romy Schneider, qui rappelle à bien des égards Simone Signoret et Yves Montand, montre un Reggiani qui vieillit bien, se bonifie comme une huile d'olive de Toscane ou un vin de bonne garde. Il se métamorphose une nouvelle fois chez Claude Lelouch, cinéaste de l'absurde et de la transformation, dans «le Chat et la Souris» et «le Bon et le Méchant» (1975). Oublié un temps par les réalisateurs, il revient au cinéma, en 1997, où il sera remarquable dans «Violette et François» de Jacques Rouffio, et, encore plus, dans la «Terrasse», du grand Ettore Scola. De plus en plus en retrait du 7e art, Reggiani ne marquera pas, toutefois, de son talent «l'Empreinte des géants» de Robert Enrico et «Fantastica» de Gilles Carles. Il fera ses adieux au cinéma, en 1989, en faisant une dernière apparition dans «Coupe franche», le premier film du jeune cinéaste français Jean-Pierre Sauné. Le grand Serge, c'est aussi la chanson Le talent de Reggiani, éclectique et fou, c'est aussi la chanson. Elle vient à lui, tardivement, à 46 ans. Comme un défi lancé à lui-même et à un ami qui trouvait dans sa voix vibrante et grave, exhalant le tabac brun des Gitanes, un autre moyen d'émouvoir. Dans une France qui n'aimait pas encore le mélange des genres, Jacques Canetti, découvreur de George Brassens et de Jacques Brel, patron des Trois Baudets, cabaret parisien des talents en herbe, lui propose d'enregistrer Boris Vian. Le disque est un succès (1966). La grande Barbara, qui lui trouve un petit chouïa de timbre émouvant pouvant en faire un chanteur, un vrai, avec de la voix, le fait travailler. George Moustaki, Serge Gainsbourg, Jean-Loup Dabadie, Albert Vidalle et Henri Gougaud feront le reste. En quelques disques seulement («le Petit Garçon», «les Loups», 1967), «l'Italien» (1968), «Ma liberté»), sa réputation de chanteur émouvant est faite et son répertoire respecté et célébré. C'était aussi «le Temps d'Arthur», du «Déserteur», de «Sarah», «Ma solitude», «Ma liberté», en attendant «Madame nostalgie», «Venise n'est pas en Italie», «le Barbier de Belleville», «le Souffleur». Et comme «Il suffirait de presque rien», d'autres auteurs viendront également. Ainsi de Claude Lemesle, fidèle d'entre les fidèles, le pianiste Raymond Bernard, Claude Roy et Bernard Dimey. Mais aussi des poètes immortels de la dimension d'Apollinaire, Baudelaire, Verlaine ou Prévert. Alors qu'un temps revenu au cinéma au milieu des années 1980 dans «la Mort de l'apiculteur» de Théo Angelopoulos, Reggiani met dans ses chansons son blues, ses fragilités, ses fêlures, ses peurs et ses blessures. Il donne aux mots des poètes une douce amertume. Sur scène, après avoir consumé avec ses sèches ses propres angoisses, il commence ses concerts, tel un rituel immuable, par «l'Italien», sa carte de visite, son marqueur identitaire. Exercice d'exorcisme qui lui permet de se prendre par la main. Mais dans la vie, l'homme éprouvé, le père inconsolable, ne se retrouvait pas toujours ou si peu. Il a alors des dépressions, des blancs, des trous noirs, et au final le vertige de l'éthylisme. Le suicide de son fils Stéphane, qui a suivi les traces du père sur scène, éteindra en lui la flamme de l'artiste et ouvre le long couloir des douleurs. Le père finira, toutefois, par les sublimer dans la débauche de couleurs que seule la peinture pouvait alors lui offrir. Modeste expédient pour un père inconsolable. Avant, bien sûr, un dernier tour de piste, à l'Olympia, où le corps, incertain, vacillant, perclus de douleurs, traître, empêchait le chant de jaillir mais pas la déclamation des textes. C'était la dernière virée du poète, ultime étape précédant le «Dernier courrier avant la nuit», livre prémonitoire annonçant le grand voyage de la camarde. Le sien. N. K.