Avec les feuilles mortes, le poète et scénariste Jacques Prévert bouleverse les perspectives de la chanson française. Quarante ans après sa mort, il reste une référence centrale. Evocation d'une œuvre immortelle. «Oh! je voudrais tant que tu te souviennes / Des jours heureux où nous étions amis / En ce temps-là la vie était plus belle, / Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui / Les feuilles mortes se ramassent à la pelle / Tu vois, je n'ai pas oublié / Les feuilles mortes se ramassent à la pelle / Les souvenirs et les regrets aussi»... Il est peu de poètes que l'on chante autant que Jacques Prévert, sans pour autant se tenir raide contre un piano de concert ou sans prendre une figure de rebelle du verbe. Or les feuilles mortes sont dans la mémoire de tous les francophones, de tous les milieux sociaux et de toutes les générations depuis la fin des années 1940. Le tendre désespoir de ce texte en fait, pour beaucoup d'entre eux, la plus belle chanson d'amour au monde. Mais s'il n'y avait que celle-ci... Le nom du poète Jacques Prévert est associé à tant d'autres chansons qui portent les couleurs de la révolte ou des souvenirs d'enfance, des humeurs amoureuses ou des cafards définitifs – Barbara, Je suis comme je suis, La Pêche à la baleine, Le Tendre et Dangereux visage de l'amour, Chasse à l'enfant, Déjeuner du matin, Les Enfants qui s'aiment, Compagnons des mauvais jours, Sanguine, Pages d'écriture... Et, génération après génération, Prévert revient toujours. Cela ne tient pas uniquement au fait que son recueil Paroles, paru en 1946, est le livre de poésie paru au XXe siècle qui a été le plus vendu, notamment aux enfants des écoles et des collèges. Quelques semaines avant le quarantième anniversaire de sa disparition, une soirée d'hommage aux Bouffes du Nord réunissait le 20 mars, sous la direction artistique de BabX, une pléiade d'artistes : Thomas Fersen, Cyril Mokaïesh, Camélia Jordana, L (Raphaëlle Lannadière), Maissiat, Gaël Giraudeau, Albin de la Simone, André Minvielle... Tandis que le triple-album publié par Universal présente tous les maîtres de la chanson classique, chacun dans "son" Prévert : Yves Montand, Juliette Gréco, Mouloudji, Serge Reggiani, Les Frères Jacques, Germaine Montero, Catherine Ribeiro... jusqu'à Prévert lui-même dans un enregistrement inédit de La Femme acéphale. L'association Prévert/Kosma Parler de Jacques Prévert, auteur de chansons, exige de rendre justice au plus célèbre de ses complices, le compositeur Joseph Kosma. Il arrive en 1933 à Paris, à vingt-huit ans, sans parler un mot de français. Juif hongrois, il ne se sent guère en sécurité dans son pays, et encore moins en Allemagne où il est resté quelques années, notamment pour travailler avec Bertolt Brecht et Kurt Weill. Comme eux, il pense que le travail de compositeur ne vaut que s'il touche les masses. Et si l'on n'a pas à sa disposition une troupe de théâtre ou un opéra, c'est vers le cinéma et le music-hall qu'il faut se tourner, avec l'ambition, selon lui, d' «écrire des chansons dont l'objet ne serait pas seulement de distraire, mais aussi d'exprimer l'angoisse des hommes devant les menaces de notre monde moderne, passablement inhumain». Pour cela, il lui faut un auteur, de la même manière que Kurt Weill travaille avec Bertolt Brecht. Ce sera Jacques Prévert, rencontré par hasard dans les bureaux d'un producteur de cinéma. Né en 1930, celui-ci est scénariste, poète, dramaturge. Proche du mouvement Surréaliste, il n'en supporte pas le dogmatisme ; membre du groupe théâtral Octobre, il en refuse l'alignement sur les positions du Parti communiste. Pour le cinéma, il a déjà manifesté son talent pour les dialogues insolents et incisifs. La chanson à deux de Prévert et Kosma est écrite pour Le Crime de M. Lange, de Jean Renoir, en 1936 : À la belle étoile chanté par Florelle : "Au jour le jour / À la nuit la nuit / À la belle étoile / C'est comme ça que je vis / C'est une drôle d'étoile / C'est une triste vie". Leurs chansons se répandent à la fin des années 30 dans des cabarets comme le Bœuf sur le Toit ou Chez Agnès Capri où elles sont notamment interprétées par la très controversée Marianne Oswald. À la Libération, Marcel Carné réalise le film Les Portes de la nuit sur un scénario Jacques Prévert. Ce sont les retrouvailles des maîtres du réalisme poétique qui, avec Quai des Brumes, Les Visiteurs du soir ou Les Enfants du Paradis, ont donné au cinéma français quelques-uns de ses chefs d'œuvre. Ce nouveau film raconte une sombre histoire dans le Paris du dernier hiver de la guerre. Il contient une grande chanson dont la mélodie revient de manière lancinante dans la bande originale et que l'on entend interprétée sous le métro Barbès-Rochechouart par un chanteur des rues. Les enfants qui s'aiment, écrite par Jacques Prévert et composée par Joseph Kosma, reprend le titre du film : "Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout / Contre les portes de la nuit / Et les passants qui passent les désignent du doigt / Mais les enfants qui s'aiment / Ne sont là pour personne». Les feuilles mortes En revanche, une autre chanson de Prévert et Kosma s'entend à peine : Yves Montand, héros du film, n'en chante que deux vers à mi-voix au cours d'un dîner au restaurant et on entend revenir la chanson en voix off quand il sort de l'hôpital où vient de mourir son amour. C'est Les Feuilles mortes. À sa sortie en décembre 1946, le film n'est pas un succès. C'est un bide, même. Et la chanson aussi. Sa destinée deviendra une légende : Yves Montand la chante pendant presque deux ans sans parvenir à séduire le public des music-halls tandis que, dans les petits cabarets de Saint-Germain-des-Prés, Cora Vaucaire en fait un des mots de passe de la jeunesse "existentialiste". Mais, en 1949, c'est le raz-de-marée : avec un incroyable retard, la chanson devient un standard et Montand en vend un million de 78 tours. Dès lors, Prévert devient un des maîtres de la chanson française... mais n'en écrira pas plus d'une centaine, en comptant des poèmes mis en musique. Cependant, il a apporté une révolution à cet art avec Les Feuilles mortes : un poète contemple le quotidien ordinaire, la plus banale histoire d'amour, qu'il transforme en mythe. Il met en musique des sentiments que chacun d'entre nous connait un jour ou l'autre dans sa vie – la mélancolie du bonheur, la certitude que les jours heureux ne reviendront plus. En somme, c'est l'invention de la chanson qui parle de nous, de la chanson à hauteur d'homme, de la chanson vécue par tous ; c'est l'invention de la chanson moderne.