Ils avaient encore le visage poupin de la prime enfance, mais un regard blasé d'adulte. «Parkingueurs» voués aux ruelles délaissées par leurs aînés parce que peu profitables, ils maniaient avec aisance la gouaille oranaise et le bâton, principal attribut de leur fonction. Vendeurs ambulants de fruits et légumes, ils glissaient avec dextérité leur carriole dans le flot incessant des voitures, l'œil aux aguets pour éviter la rencontre malencontreuse avec la police et le drame d'une mise en fourrière. Ils avaient encore le visage poupin de la prime enfance, mais un regard blasé d'adulte. «Parkingueurs» voués aux ruelles délaissées par leurs aînés parce que peu profitables, ils maniaient avec aisance la gouaille oranaise et le bâton, principal attribut de leur fonction. Vendeurs ambulants de fruits et légumes, ils glissaient avec dextérité leur carriole dans le flot incessant des voitures, l'œil aux aguets pour éviter la rencontre malencontreuse avec la police et le drame d'une mise en fourrière. Sans profession, ils se faufilaient dans les allées des marchés, sous les arcades encombrées, peut-être en quête du menu produit d'un vif chapardage. Ils offraient leurs services aux chalands encombrés de leurs courses et, pour quelques dinars, ils les soulageaient de ces pesants bagages qu'ils peinaient ensuite à porter au bout de leurs bras graciles. L'été, ce sont les plages qui les attiraient. Une sorte de modus-vivendi les poussait vers les plages surpeuplées, essentiellement jeunes et masculines, des stations balnéaires d'Aïn El Turk plutôt que celles, plus lointaines, prisées par les familles. Ils s'y sentaient dans leur élément. Une sorte de pudeur instinctive les incitait en revanche à conserver une distance respectueuse à l'égard de leurs aînés, en particulier quand ils étaient «en famille». Réciproquement, l'attitude des aînés à leur égard était empreinte d'empathie. Le dialogue se nouait facilement, sur un ton plaisant et détendu. Les choses sont en train de changer... Ces plages du littoral, certes plutôt malpropres et non entretenues, avaient gardé un aspect sauvage. Les gens qui les fréquentaient organisaient de temps à autre des campagnes d'assainissement qui leur offraient quelques jours durant le plaisir de la jouissance d'un lieu propre. De temps en temps, un courrier adressé au maire de la commune rappelait ce dernier à ses devoirs, en particulier celui de la collecte des ordures. Depuis quelques années, on a vu apparaître sur les flancs rocheux des constructions remarquablement laides, baptisées «garages à bateaux», ce que démentent la présence d'étages ainsi que les dalles de sol et faïences qui s'étalent sur les façades de ces «garages». Une vie s'est organisée autour de ces constructions. Les propriétaires ont une vie sociale apparemment très riche au vu du nombre et de la diversité de leurs visiteurs. Naguère, on empruntait un escalier sommaire qui descendait tout droit jusqu'à la plage. Cet escalier est désormais bordé de constructions approximatives, à telle enseigne qu'en l'empruntant, on a le sentiment de violer l'intimité d'une (grande !) famille... Les codes aussi ont changé. Les maillots de bain se sont raréfiés sur la plus grande partie de la plage. Ils ne sont admis par l'usage que sur une enclave «protégée» par un statut tacite. Ce changement de physionomie s'est accompagné de la levée du fameux modus-vivendi qui interdisait de fait les plages du littoral aux enfants non accompagnés de leurs familles. Les «garages à bateaux», la mise au goût du jour de nouveaux «canons de la décence», l'uniformisation des tenues et la combinaison d'une masculinité agressive et d'une féminité discrète ont fait disparaître les raisons de la réserve qui maintenait ces enfants loin de ces lieux. En ce lundi après-midi, nous avons eu une idée assez précise de la signification de la levée de cet embargo et d'une nouvelle «relation» entre enfants et aînés. Nous étions en train de deviser entre amis, allongés sur nos serviettes posées à même le sable. Deux jeunes frères, du style de ceux décrits plus haut, suppléent l'absence temporaire de leur père et proposent aux estivants les traditionnels parasols, chaises et tables. Ils le font avec délicatesse, sans insistance. Une bande de très jeunes enfants (la plupart ont moins de sept ans !) déboulent au pas de course et les prend à partie. Témoins de l'incident, nous essayons de ramener le calme en invitant ces gamins à rentrer chez eux. Non seulement ils refusent d'obtempérer mais encore, ils nous adressent un chapelet d'injures d'une vulgarité extrême. Deux femmes accourent. Nous pensons qu'elles vont remettre de l'ordre et ramener leur progéniture à la raison. En fait, elles viennent «enrichir» le vocabulaire de leurs rejetons en nous traitant de tous les noms et en nous promettant un «cassage de gueule» dans les règles de l'art si nous empêchons leurs enfants de sévir comme bon leur semble car «la plage est à tout le monde». Lassées elles-mêmes de leurs propres vociférations, elles finissent par s'en aller, non sans nous vouer aux flammes de l'Enfer. Ces enfants sont différents de ceux que nous connaissions. Dès leur plus jeune âge, ils sont «éduqués» pour vivre dans une jungle. Ils ne perçoivent les autres que sous les traits d'ennemis. Ils ne sont pas représentatifs, pas encore. Mais à laisser aller le bateau sur son erre, nous risquons de nous retrouver demain face à une population formatée par la violence, la haine et la légitimation d'un rigorisme religieux absolu. C'est maintenant qu'il faut veiller au grain si on veut s'éviter des réveils très douloureux... B. S. * Ecrivain, maître de conférences et militant algérien. Professeur de sciences physiques à l'université de Cergy-Pontoise en France.