La dictature, une «époque merveilleuse» ? C'est ce qu'affirment d'anciens militaires, au mépris des tortures, enlèvements et autres exactions commises entre 1964 et 1985. Sous la dictature, «on vivait une époque merveilleuse», durant les vingt-et-une terribles années où régnaient la censure et l'oppression, le Brésil était un monde sans corruption, sans violence, où l'on «dormait fenêtres ouvertes» dans une atmosphère de respect de la famille et des valeurs Il a mis son treillis des grandes occasions. Adans Ghizzi se tient prêt à souffler la bougie d'un gâteau rectangulaire, recouvert d'une pâte jaune et verte représentant le drapeau brésilien et sa devise, «Ordre et Progrès». Nous sommes le 9 juillet. Sao Paulo, Brésil. Voilà un an que le petit homme trapu campe avec sa troupe sur l'avenue Mário Kozel Filho. Adans Ghizzi «résiste», explique-t-il, et se bat contre le supposé «hold-up de la patrie». Nous avons rencontré le retraité de 58 ans l'avant-veille de cette cérémonie un peu particulière. L'homme se méfiait d'une presse «qui ment», refusait de livrer des détails personnels. Mais il nous expliquait son combat, «fatigué» de voir son pays malmené par le «chômage et la corruption». «Contrecoup d'Etat» Pour lutter contre les maux du Brésil, le bonhomme à la barbe grisonnante s'est installé sous une tente face à une réserve militaire, non loin du parc Ibirapuera. Là, il réclame une «intervention militaire». Un coup d'Etat, en somme. Une idée aussi saugrenue qu'effrayante que l'ancien conscrit, entré dans l'armée en 1976, justifie par une lecture toute personnelle de l'histoire brésilienne. Adans Ghizzi nous reprend quand on parle de «dictature militaire». Selon lui, le gouvernement autoritaire en place de 1964 à 1985 était un «régime militaire démocratique». Il ne parle pas davantage de «coup d'Etat» en 1964, mais d'un «contrecoup d'Etat». Une récupération du pouvoir visant, selon lui, à sauver le pays de la menace communiste en renversant le président de l'époque, João Goulart, accusé d'amitiés gauchistes. Enfin, lorsqu'il s'agit d'aborder les tortures, disparitions et exécutions commises par les élites à épaulette, il nie, élude ou évoque des balivernes. Il relativise les exactions de l'époque en invoquant les Brésiliens morts aujourd'hui faute d'avoir bénéficié d'un traitement médical adéquat dans les hôpitaux publics. Sous la dictature, «on vivait une époque merveilleuse», assure-t-il. Dans ses souvenirs, durant les vingt-et-une terribles années où régnaient la censure et l'oppression, le Brésil était un monde sans corruption, sans violence, où l'on «dormait fenêtres ouvertes» dans une atmosphère de respect de la famille et des valeurs. Une extrême-droite théâtrale, presque folklorique A un peu moins de 500 kilomètres de là, à Rio de Janeiro, vit le double d'Adans Ghizzi. Ou presque. Le capitaine Durval Ferreira, 46 ans, militaire retraité depuis onze ans, et à ce titre bénéficiaire d'une pension de 10 000 reais par mois (près de 2 800 euros, soit onze fois le salaire minimum au Brésil), se sent investi d'une mission : la «protection de l'Etat». Sa patrie est aujourd'hui en danger, dit-il, et, pour la sauver, une intervention militaire n'est pas exclue. En cette mi-juillet, le quadragénaire nous a donné rendez-vous dans un centre commercial du quartier Barra da Tijuca, à Rio, décrit comme un «petit Miami», où se retrouvent classe moyenne, bourgeoisie et les nouveaux riches. Dans ce temple de la consommation, ce catholique peu pratiquant voit d'un mauvais œil les émissions de télé montrant aux enfants des images inappropriées. Sous la dictature, ces choses-là étaient mieux contrôlées (par la censure) et, «à l'école, on enseignait correctement», juge-t-il. Le capitaine s'agace des émissions relatant «sans cesse» les agressions d'homosexuels dans les favelas. Il compare les victimes et les disparus de la dictature, officiellement estimés à 434, aux dizaines de milliers d'accidentés de la route. Le père de famille dispose, chez lui, de trois armes à feu et aimerait que tous les citoyens aient ce privilège pour se défendre des bandits qui terrorisent le Brésil. Adans Ghizzi et le capitaine Durval Ferreira sont l'expression d'une frange minoritaire de la population brésilienne. Les représentants d'une extrême droite théâtrale. Presque folklorique. Hier confinés dans les salons des clubs militaires, ces forcenés de l'ordre, de la famille et de la patrie ont acquis une visibilité déroutante lors des premières manifestations contre la présidente Dilma Rousseff, après sa réélection en 2014. La dauphine de Luiz Inacio Lula da Silva, du Parti des travailleurs (PT, gauche), est aujourd'hui éloignée temporairement du pouvoir à la suite de l'ouverture, le 12 mai, d'une procédure d'impeachment (mise en accusation aboutissant à la destitution). La loi d'amnistie de 1979 protège les coupables Kim Kataguiri, étudiant à la tête du Movimento Brasil Livre (Mouvement Brésil libre, ultralibéral et républicain), se souvient particulièrement d'une manifestation en faveur de la destitution qu'il avait contribué à lancer sur l'avenue Paulista, à São Paulo. Quel ne fut pas son désarroi de voir les militaires et leurs admirateurs se mêler ostensiblement à une population exaspérée par la corruption de ses élites, mise en évidence par le scandale de Petrobras. Kim Kataguiri, fervent anti-PT, s'est alors battu pour distinguer son mouvement des adeptes du treillis. Mais, à la suite du défilé du 1er novembre 2014, plusieurs médias ont titré «les manifestants de São Paulo réclament l'impeachment et une intervention militaire, raconte-t-il, atterré. Le mythe fondateur du PT est la lutte contre la dictature. Ces militaires ont conclu : “Si on est contre le PT, alors on est pour la dictature.”» Ce Brésil obscur n'est pas totalement anecdotique. Parmi les manifestants, 13% étaient en faveur d'une intervention militaire, selon un sondage réalisé par Esther Solano, sociologue qui s'est plongée plusieurs mois dans l'analyse du mouvement pro-destitution. Ainsi, 13% d'entre eux décrivent le PT comme une inquiétante menace communiste. «Il ne s'agit pas de sadisme, analyse la sociologue, mais de la traduction d'une profonde méconnaissance de l'histoire.» Une ignorance alimentée, pense-t-elle, par la loi d'amnistie de 1979 qui protège les coupables et empêche le pays de refermer cette page : «Comme en Espagne, cette loi permet à une partie de la population d'entretenir une vision romantique de la dictature, fondée notamment sur l'idée fausse que, sous le régime militaire, la corruption n'existait pas.» La grave crise économique qui a fait s'effondrer la richesse nationale de 3,8% en 2015, et qui risque de se poursuivre en 2016, nourrit une autre chimère. Celle d'un Brésil redevenu prospère sous le commandement des militaires. Ce mythe est né du «miracle économique» qu'a connu le pays au moment des années de plomb. Au prix de graves entorses aux droits des travailleurs. Certains relativisent la torture Au club militaire de Rio de Janeiro, les retraités des forces armées se retrouvent dans une bibliothèque chargée d'histoire. Son directeur, Gilberto Rodrigues Pimentel, est embarrassé lorsqu'on évoque ces ultras nostalgiques de la dictature. Même s'il s'est dit en faveur de l'impeachment, l'établissement tente de se faire de plus en plus discret dans le débat politique. «En 1964, c'était la guerre froide. Le communisme était une menace. C'est désormais une chose du passé. C'est à la société civile de gérer les turbulences politiques», explique-t-il, employant le terme de «régime militaire autoritaire» pour décrire la période dictatoriale. En dépit de cette tempérance, M. Pimentel n'évoque que du bout des lèvres les exactions de ses confrères de l'époque. Il relativise la torture endurée par l'ancienne guérillera Dilma Rousseff, emprisonnée trois années, et qualifie les résistants de «terroristes». Dans son bureau, un portrait à la gouache du maréchal Castelo Branco - à la tête du Brésil de 1964 à 1967, celui-ci a aboli par décret tous les partis politiques. Chaque année, le club organise un grand déjeuner pour commémorer l'anniversaire du coup d'Etat du 31 mars 1964. «Je ne vois pas pourquoi demander pardon», dit le vétéran, estimant sincèrement que les «militaires ont sauvé le pays». «Sans nous, le Brésil serait probablement bien moins démocratique aujourd'hui», dit-il, évoquant la terreur d'une importation de la révolution cubaine. Cette histoire réécrite à la gloire des forces armées a des défenseurs jusque chez les élus. Le plus tonitruant s'appelle Jair Bolsonaro. Il est le seul homme politique qui trouve grâce aux yeux des plus fanatiques. Député du Parti progressiste (PP, droite), le «Jean-Marie Le Pen do Brasil», qui n'a pas souhaité nous rencontrer, s'illustre régulièrement par ses provocations machistes, homophobes, ou ses éloges de la torture. Son outrance s'est exprimée en direct à la Chambre des députés, le 17 avril, lors du vote pour l'ouverture de la procédure de destitution, retransmis par la télévision brésilienne. Emphatique, l'élu s'est approché du micro pour voter «oui» à l'impeachment, en «mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra», l'un des tortionnaires de la dictature. A l'évocation de M. Bolsonaro, la plupart des caciques de Brasilia ont levé les yeux au ciel. Mais le député n'a jamais été condamné. Ses dérapages répétés amusent plutôt ses alliés, qui lui inventent mille circonstances atténuantes ou justifications alambiquées. Parmi eux, le colonel Paulo Telhada, député de l'Assemblée législative de Sao Paulo : «Jair Bolsonaro a le droit de dire ce qu'il veut. Il a parlé du colonel Ustra, mais d'autres ont fait mention de (Carlos) Marighella et de (Carlos) Lamarca, deux terroristes !», lance-t-il, évoquant deux guérilleros, combattants de la dictature. Nier les atrocités de la dictature, une acrobatie intellectuelle Le colonel nous reçoit dans son bureau de São Paulo, truffé de bibelots à la gloire des forces de l'ordre, en particulier de la Rota, troupe de choc de la police militaire où il a officié. Il offre dans sa permanence des bonbons, affichant son appartenance à la bancada da bala. Ce lobby des armes à feu est, ricane-t-il, le «lobby des friandises» («bala» veut dire balle, mais aussi bonbon en portugais). Entré dans l'armée à 17 ans, décoré pour «bravoure» en 1988, ce porte-parole d'une frange ultraconservatrice du Brésil ne va pas jusqu'à réclamer une intervention militaire, qui serait, selon lui, une solution trop «simpliste». Mais il a, lui aussi, une forte tendance à idéaliser la dictature, une époque où «la loi était, dit-il, respectée». L'ordre, la sécurité sont chez cet homme massif une obsession. Dans un pays où des enfants de 10 ans à peine sont emportés par les trafics et la délinquance, et parfois abattus par les policiers, il se demande pourquoi la notion de minorité pénale existe. Membre du Parti de la social-démocratie brésilienne (Psdb, dans l'opposition au PT), le colonel Telhada prend beaucoup de libertés avec sa formation. Que répondre à cette droite extrême ? Nier l'oppression, les arrestations arbitraires, la censure et la torture pratiquées sous la dictature relève de l'acrobatie intellectuelle depuis les conclusions du rapport de la Commission nationale de la vérité, en 2014. Un travail qui a mis en lumière les graves violations des droits de l'Homme sous le régime militaire, démontrant une torture systématisée et des emprisonnements arbitraires, y compris d'enfants. 434 morts, 377 responsables «La Commission de la vérité a fait son devoir», juge l'avocate Rosa Cardoso, qui a participé aux travaux. Les aveux de Paulo Malhaes, ancien officier tortionnaire, ont permis, rappelle-t-elle, de confirmer et «d'approfondir la connaissance de la violence, la brutalité, la cruauté et la systématisation des graves violations du régime de 1964». M. Malhaes a été retrouvé mort le 25 avril 2014, peu de temps après ses confessions. La Commission a dressé une liste de 377 personnes responsables de graves violations des droits de l'Homme et a décompté 434 morts ou disparus. Un chiffre relativement faible au regard des victimes de la junte argentine (30 000) ou chilienne (3 200). «La dictature n'était pas moins dure. Le rapport de la Commission de la vérité raconte des choses épouvantables. Mais la société brésilienne était moins mobilisée qu'en Argentine. Une partie, raciste, désireuse de maintenir la hiérarchie des classes, y était soumise. Le Brésil n'a découvert les droits de l'Homme que plus tard», tente d'expliquer le diplomate Paulo Pinheiro, qui fut l'un des coordinateurs au sein de la Commission. Le chiffre, par ailleurs, serait au-dessous de la réalité. «Au-delà des opposants politiques et des syndicalistes, il faut ajouter l'extermination des Indiens et des ouvriers agricoles qui gênaient les ambitions d'industriels ou de propriétaires terriens», indique Adriano Diogo. Géologue, ancien député (PT) de l'Etat de São Paulo, il fut également membre de la Commission de la vérité Celle-ci portait tous ses espoirs. Dans sa jeunesse, le colonel Ustra lui avait dit, lors d'un interrogatoire : «Je vais te tuer, fils de pute.» «Je pensais que le Brésil faisait son devoir de mémoire», explique-t-il. La permanence des discours de Jair Bolsonaro et de ses adeptes niant les conclusions du rapport de 4 300 pages lui donne aujourd'hui tort. «On a échoué. Il est difficile de raconter la vérité au pays du mensonge», se désole-t-il. La loi d'amnistie, qui persiste en dépit des protestations de la Cour interaméricaine des droits de l'Homme, fait enrager M. Diogo et Mme Cardoso. Sans condamné, pas de coupable. Le doute ou la mauvaise foi prospèrent, aidés par cette mansuétude et l'omerta militaire. Doutes sur la nature de la destitution de Rousseff Aux archives de l'Etat de São Paulo, rue Voluntarios da Patria, sont classés plus d'un kilomètre et demi de documents du Département d'Etat de l'ordre politique et social de São Paulo (Deops, la police de la dictature). «Aucun ne mentionne explicitement la torture, explique Ricardo Santos, employé des archives. Il faut lire entre les lignes.» Pour avoir une première idée de l'arbitraire policier, il suffit de repérer les cas où le motif d'emprisonnement est un simple «legitimaçao», terme vague signifiant que le prévenu représente une menace nationale. M. Santos a ainsi plusieurs albums de ces «dangereux» détenus appartenant, ou non, à des «organisations subversives». Parmi eux, des enfants, fichés comme «éléments subversifs»… En pleine paranoïa anticommuniste, les Brésiliens suspectés d'être tentés par la «dictature du prolétariat» étaient passés à la question. Le théâtre le plus tristement célèbre de ces interrogatoires musclés se trouve au numéro 921 de la rue Tutoia, à Sao Paulo. Le QG de bien des tortures était alors appelé DOI-CODI, Détachement des opérations d'information du Centre des opérations de défense intérieure. Ce bâtiment décrépi de deux étages et quelques cellules, aujourd'hui abandonné, est censé, depuis plusieurs années, être transformé en musée. C'est là, explique M. Santos, que fut interrogé Vladimir Herzog, un journaliste «suicidé» à la suite de ses confessions. En témoigne la photocopie d'un cliché figurant dans son dossier, montrant l'homme, la corde au cou, pendu aux barreaux de sa fenêtre… les genoux traînant par terre. Jeter un voile sur ce passé trouble semble insensé. L'avocate Rosa Cardoso veut croire que ces provocateurs participent d'un folklore. Rien de plus. Un reliquat du passé en voie d'extinction. Mais elle est nerveuse. Elle n'est pas tranquille. Et rappelle que le coup d'Etat de 1964 était appuyé par une grande partie de la société civile. Cette population nationaliste souhaitait imposer au pays un agenda économique libéral dans lequel le syndicalisme et les droits ouvriers seraient réprimés. L'avocate ne craint guère un retour des militaires. Mais, comme beaucoup d'intellectuels de gauche et de militants du PT, elle redoute que la tentative de destitution de Dilma Rousseff ne soit finalement qu'un putsch modernisé, orchestré en coulisse par cette même droite ultraconservatrice. C. G. In lemonde.fr