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Hamlet au Musée de l'Homme
Publié dans La Tribune le 06 - 10 - 2016

La photographie de gauche est tirée d'une représentation de Hamlet, de Shakespeare. Celle de droite est une affiche visible dans toute la France. Il s'agit d'une publicité pour... le Musée de l'Homme, destinée à donner envie au public de venir s'extasier sur la gigantesque collection (18 000) de crânes exposés dans ses murs ! Cette campagne publicitaire était sans doute prévue de longue date.
La photographie de gauche est tirée d'une représentation de Hamlet, de Shakespeare. Celle de droite est une affiche visible dans toute la France. Il s'agit d'une publicité pour… le Musée de l'Homme, destinée à donner envie au public de venir s'extasier sur la gigantesque collection (18 000) de crânes exposés dans ses murs ! Cette campagne publicitaire était sans doute prévue de longue date. Les gestionnaires du musée ne pouvaient pas imaginer qu'elle entrerait en collision avec la polémique autour des crânes de résistants algériens dont une pétition demande la restitution à l'Algérie. Il est vrai que ces crânes ont été soustraits à la vue du public et qu'ils sont «à l'abri», comme l'a signalé le directeur du Musée dans un reportage sur France 24, quelque part dans les entrailles du musée. Le but des créateurs de cette affiche était sans doute de mettre en avant le sens de l'existence d'un tel musée, qui est de répondre aux interrogations fondamentales de l'homme sur son identité, son origine, son évolution, son devenir. Ces questions émanent apparemment ici de l'humanoïde qui tient le crâne dans sa main gauche, comme Hamlet tient celui de son père.
On peut aussi voir dans cet humanoïde blanchâtre un avatar des bourreaux d'hier, tenant le crâne d'un des chefs algériens de la bataille des Zaatcha, décapité sur ordre du général Herbillon. Ce crâne a voyagé. Il a orné le salon confortable d'un médecin militaire français. Il a vu grandir les enfants et les petits-enfants de ce dernier. Il a bien senti qu'il leur inspirait de la gêne et il a compris que la famille voulait se séparer de lui : elle lui a trouvé comme foyer d'accueil un musée. Longtemps exposé au public comme un trophée de guerre, il a fini sa «vie» dans une boîte en carton, enfermée dans une armoire métallique, dans les sous-sols du musée.
Pourquoi ne serait-ce pas alors le crâne qui interroge l'humanoïde qu'il voit armé d'une hache et décapitant ses ennemis désarmés ? En effet, c'est le résistant assassiné, interdit de sépulture, qui fait face à son bourreau et qui l'interroge sur son acharnement post mortem, C'est lui qui réclame une sépulture sur la terre pour laquelle il a donné sa vie.
A côté de lui, Hamlet tient le crâne de son père, assassiné par son propre frère, qui a de plus épousé sa veuve. C'est le spectre de son père qui l'a lui-même narré les circonstances de sa mort. La tentation de l'oubli et du suicide traverse alors l'esprit de son fils. Etre, ou ne pas être : telle est la question. Y a-t-il pour l'âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d'une injurieuse fortune, ou à s'armer contre elle pour mettre un frein à une marée de douleurs ? Mourir... dormir, c'est tout... C'est là le hic. Car, échappés des liens charnels, si, dans ce sommeil du trépas, il nous vient des songes, halte là (…) ! Cette considération prolonge la calamité de la vie.
Oui, la tentation du renoncement, d'éloigner l'image de ces crânes qui se vengeront en venant hanter notre inconscient, en alimentant sans cesse notre mésestime de nous-mêmes, en nourrissant nos ressentiments silencieux qui vont jusqu'à englober ceux qui nous ont libérés et qui, pour beaucoup, en sont morts…
Oui, nous sommes dans la situation étrange de regretter d'être libres, parce que nous sommes convaincus d'être condamnés, par une sorte de fatalité incompréhensible, à une incapacité ontologique à nous gouverner, à assumer nos responsabilités. Ne passons-nous pas le plus clair de notre temps à nous flageller, à nous insulter, à appeler sur nous le feu du ciel afin que nous débarrassions la terre de notre «inutile» présence ? Legs peut-être d'une trop longue colonisation qui nous a appris la cautèle, l'abaissement… Nous les avons certes secoués dans un moment de saine fureur, avant de retomber dans l'apathie.
C'est de cela que nous devons guérir. Et si cette guérison commençait par l'arrachement de ce crâne des mains de l'humanoïde dépourvu d'affect qui le considère d'un œil froid ? Le retour de cet aïeul dans sa terre natale nous permettra de répondre à nos interrogations. Peut-être entreverrons-nous enfin l'horizon vers lequel nous allons. Peut-être saurons-nous enfin qui nous sommes et d'où nous venons. De quelles heureuses surprises la visite de notre passé lointain nous gratifiera-t-il ? De quelle société heureuse ont surgi ces combattants des Zaatcha qui ont guerroyé comme des lions face à une armée si supérieure en armement et en nombre ? A quelle source, que nous avons oubliée, ont-ils puisé le courage de ferrailler en silence, sans que jamais aucun d'entre eux n'ait demandé grâce ? De quelle communauté soudée, eux qui venaient de toutes les régions d'Algérie, sont-ils issus, pour qu'ils ne forment qu'un seul corps, durant les longs mois de la bataille ?
Oui, ils doivent revenir sur la terre sacrée d'Algérie. Ils ont encore tant à nous dire, sur l'inanité de notre propension morbide au découragement et à la mortification. Ils ont encore tant à nous apprendre sur ce pays que nous n'habitons pas vraiment, eux qui ont estimé que sa conservation valait le prix de leurs vies…
B. S.
*Ecrivain, maître de conférences et militant algérien. Professeur de sciences physiques à l'université de Cergy-Pontoise en France.


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