La chute de la livre accélère le nécessaire rééquilibrage de l'économie britannique. (Crédits : Sukree Sukplang). La monnaie britannique a encore reculé cette semaine. Cette chute réveille le risque de «stagflation», mais elle annonce aussi un rééquilibrage inévitable de l'économie du Royaume-Uni. La livre sterling a continué à reculer au cours de la semaine passée. Vendredi, il fallait encore un peu plus de 1,22 livre pour un dollar étasunien contre 1,2434 livre lundi 7 octobre et 1,108 livre pour un euro contre 1,11 livre. Depuis le 23 juin, la dépréciation de la monnaie de Sa Majesté Britannique approche les 18% face au dollar des Etats-Unis et 15% face à l'euro. La décision de la Première ministre britannique Theresa May de prendre le risque d'un «Brexit dur», autrement dit d'une absence d'accord commercial avec l'UE, a accéléré ce mouvement. Perte du statut de monnaie de réserve ? Selon le calcul de taux de change effectif pondéré de la Banque d'Angleterre (BoE), la livre est au plus bas depuis 1848, autrement dit le berceau du capitalisme moderne. Parallèlement, l'agence de notation S&P menace le Royaume-Uni, s'il persiste dans cette voie «hasardeuse» de voir la livre perdre son très enviable statut de «monnaie de réserve». Ce statut fait de la livre une monnaie que toutes les Banques centrales se doivent d'avoir en caisse. C'est un outil de gestion des marchés financiers et des taux de change. On considère qu'une monnaie de réserve se caractérise par une présence dans les bilans des banques centrales supérieure à 3% du total. A la fin de l'année 2015, ce total était de 4,9%. L'avantage de disposer d'une monnaie de réserve est que la demande est «naturellement» forte, ce qui assure une plus grande stabilité et facilite la politique monétaire de la Banque centrale émettrice. Si la livre n'est plus une monnaie de réserve, la BoE aura bien plus de mal à trouver des acheteurs des sterlings qu'elle émet sur les marchés. Au final, tout ceci donne une impression négative qui pourrait au final précipiter la chute de l'économie britannique. C'est le calcul que font beaucoup d'observateurs et même une partie du personnel dirigeant européen, comme le prouve la récente menace de Donald Tusk qui offre aux Britanniques le choix entre un «Brexit dur» et «pas de Brexit du tout». Et de fait, la situation est préoccupante. La chute de la livre est réellement un risque pour l'économie du Royaume-Uni. A plus d'un titre. Fuite des capitaux D'abord, parce qu'elle est un symptôme d'une très nette fuite de capitaux. Les investisseurs retirent leurs fonds du Royaume-Uni en prévision d'une sortie du pays du marché unique européen. Ceci s'explique aisément. Investir outre-Manche permettait de disposer d'un accès au marché unique européen tout en bénéficiant de deux avantages majeurs : la présence d'un centre financier mondial et un régime fiscal très avantageux pour les entreprises. En cas de «Brexit dur», les entreprises perdront l'accès au marché unique européen et seront alors contraintes de s'implanter dans l'UE. Parallèlement, le secteur financier britannique perdra son «passeport européen» et ne pourra plus agir comme un centre de financement paneuropéen. Ceci conduira à des redéploiements inévitables de capitaux qui sont anticipés par les marchés. A ceci s'ajoute un effet «boule de neige», la chute de la livre provoquant une perte de valeur des actifs libellés en livre et, donc, pour les actifs les plus liquides, un redéploiement vers d'autres investissement libellés en monnaies plus solides. La fin de la «gentillesse des étrangers» Or, l'économie britannique connaît un très fort déficit courant. Autrement dit, pour fonctionner, elle compte sur la «gentillesse des étrangers» à venir investir sur son sol. La fuite des capitaux traduit donc un affaiblissement de cette bienveillance et conduit mécaniquement dans une telle situation à un ralentissement économique. L'investissement interne étant insuffisant, la croissance doit ralentir. Or, parallèlement, la baisse de la livre renchérit les importations, ce qui devrait conduire à une poussée inflationniste qui se traduit déjà dans les prix à la production, passés de -0,2% en juin à + 0,3% en juillet et +0,8% en août. Cette inflation réduit le pouvoir d'achat et, partant, la consommation des ménages. Après l'investissement, un deuxième pilier de la croissance britannique est alors mis en danger. Stagflation ? Dès lors, le Royaume serait menacé d'une stagnation économique accompagnée d'une hausse des prix notable. Un danger particulièrement fort notamment si le prix des matières premières repart à la hausse, puisque ce prix est libellé en dollars. Ce serait alors le retour de la «stagflation», phénomène si connu dans les années 1970 et dont il est beaucoup question désormais outre-Manche. Le risque serait alors que la politique monétaire se durcisse pour attirer à nouveau par des rendements forts les investissements étrangers. Une forte hausse des taux donnerait alors le coup de grâce à la demande interne britannique. La BoE veille au grain Ce scénario catastrophe ne saurait être écarté, mais son risque doit être relativisé. L'inflation britannique n'a été que de 0,6% en juillet et en août, alors que l'essentiel de la baisse de la livre avait été réalisé. L'ajustement des prix va sans doute se poursuivre, mais la Banque d'Angleterre a un objectif d'inflation, comme la BCE, de 2% annuels, on en est encore loin. D'autant que ce vendredi 14 octobre, le gouverneur de la BoE, Mark Carney, a indiqué qu'il était prêt à tolérer pendant un certain temps une inflation supérieure à son objectif. Autrement dit, pour le moment, la Vieille Dame de Threadneedle Street n'est pas encore disposé à relever les taux. Une poussée d'inflation ne peut, du reste, que compenser en partie la fuite des capitaux, particulièrement dans un environnement mondial où les prix sont encore désespérément faibles. Jusqu'au Brexit, le problème n'était pas l'inflation, mais bien l'inflation faible et le risque de déflation. C'est encore le cas en zone euro et ailleurs. Si les prix des matières premières ont remonté, on est loin d'une flambée des prix, faute de croissance mondiale dynamique. L'action du gouvernement britannique Par ailleurs, le gouvernement britannique entend ne pas rester de marbre face aux risques économiques. Un budget offensif de relance est en préparation. Le gouvernement entend investir dans une nouvelle politique industrielle et dans les infrastructures. Ceci permettra de maintenir un certain niveau d'investissement, qu'il faudra juger sur pièce. Certes, la marge de manœuvre du gouvernement n'est pas infinie compte tenu du déficit (prévu à environ 4% du PIB avec l'effet des dépenses de relance) et de la dette (environ 90% du PIB), mais elle est loin d'être nulle. Au reste, ne rien faire conduirait inévitablement à une hausse du déficit sans que ce dernier ne soit «utile» à l'économie britannique. Il est vrai que, sur les marchés, le taux britannique à 10 ans le «Gilts», a beaucoup remonté. En un mois, il a gagné 23 points de base (0,23 point de pourcentage) à 1,10 %. Mais il n'y a pas de quoi ici s'en inquiéter : sur un an, le Gilts a reculé de 66 points de base. Pour le moment, le gouvernement de Sa Majesté se finance encore à 10 ans à 60 points de base meilleur marché que le gouvernement des Etats-Unis. Londres a donc encore de la capacité de financement, facilité par une Banque d'Angleterre qui a augmenté en août son programme de rachat d'actifs de 50 milliards de livres à 375 milliards de livres. Tout ceci pourrait paraître suffisant pour empêcher la matérialisation de tout scénario catastrophe. «Maladie hollandaise» Pour certains économistes, comme l'ancien vice-directeur pour l'Europe du FMI Ashoka Mody ou l'ancien «prix Nobel» Paul Krugman, la chute de la livre est même une forme de chance pour l'économie britannique, car elle met de facto fin à sa «maladie hollandaise». Cette «maladie» décrit la forte dépendance d'une économie dans un secteur, traditionnellement une matière première. Pendant la hausse des prix de cette ressource, le pays s'enrichit sans investir dans les autres secteurs. Puis, les prix se retournent et l'économie du pays concerné s'effondre. Dans le cas britannique, la dépendance ne serait pas attachée à une matière première, mais à la finance et à l'immobilier. La traduction de cette «maladie» serait alors la surévaluation de la livre, alimentée par les flux financiers, accompagnée d'un déficit courant élevé (5,3% du PIB au cours du deuxième trimestre 2016). Ajustement inévitable Le Brexit a provoqué l'ajustement inévitable. Les investisseurs découvrent que les services financiers peuvent s'implanter ailleurs en Europe, la livre chute et vient retrouver un niveau compatible avec l'ampleur du déficit courant britannique. Mais l'exode des investisseurs financiers ne laisse pas forcément un désert. L'investissement au Royaume-Uni a longtemps été faible dans l'outil productif, ce qui a provoqué une désindustrialisation massive et une baisse de la productivité. C'était un symptôme de la «maladie hollandaise» du Royaume, car la finance et l'immobilier attirait tout. Désormais, la chute de la livre rend l'investissement productif plus attractif outre-Manche et pénalise logiquement les investissements dans la finance et l'immobilier londonien. Logique politique Certes, des droits de douanes prohibitifs imposés par l'UE pourraient empêcher un tel phénomène, mais le «hard Brexit» n'est pas la jungle, et les règles de l'OMC s'appliqueront. Quoi qu'il en soit, la chute de la livre est un phénomène naturel qui invite l'économie britannique à se rééquilibrer. Or, politiquement, comme le souligne Paul Krugman, ce rééquilibrage a un sens. Ce sont les régions les plus frappées par la désindustrialisation qui ont fait basculer le vote en faveur du Brexit, parce que, bastions traditionnels du Labour, elles ont choisi très largement la sortie de l'UE. Il est donc logique que les conséquences économiques du Brexit frappent davantage la City et profitent potentiellement au secteur industriel. De ce point de vue, le vote du 23 juin apparaît donc moins «irrationnel» qu'il y paraît : il frappe une UE qui a pu être perçue comme le «nœud» de la «maladie hollandaise» britannique à l'origine de la marginalisation des anciennes régions industrielles. Rééquilibrage complexe Reste que ce «rééquilibrage» n'est ni acquis, ni aisé. Il suppose une phase de transition toujours risquée si l'environnement international se dégrade et où la croissance sera logiquement moins forte, comme on l'a vu. Pour franchir une telle phase, il faudra que le gouvernement britannique se saisisse de l'occasion pour mener une politique industrielle et territoriale active et encourager l'investissement productif. Le défi est immense et loin d'être gagné, mais il existe bien une logique économique à la décision politique qu'est le Brexit et la chute de la livre en est l'instrument. Ceci invite donc à se défier de tout jugement simplificateur sur la dépréciation de la monnaie britannique. R. G. In latribune.fr