Le Monde révèle l'existence de versements de près de 3,5 millions de dollars d'un fonds d'investissement de l'émirat en faveur du fils de l'ancien président de la Fédération internationale Le Qatar a-t-il payé pour obtenir l'organisation des Mondiaux d'athlétisme ? Alors que le petit émirat a été choisi pour accueillir les championnats du monde en 2019, plusieurs virements bancaires, que Le Monde a pu consulter, amènent à se poser la question. D'après des données rassemblées par le fisc américain et auxquelles nous avons pu avoir accès, deux importants transferts d'argent ont été réalisés, le 13 octobre et le 7 novembre 2011, pour une somme totale de 3 499 950 dollars, d'Oryx Qatar Sports Investments (QSI) vers la société Pamodzi Sports Consulting. Soit un peu plus de 2,5 millions d'euros, selon le taux de change de l'époque. Des éléments matériels troublants car les identités de l'émetteur et du bénéficiaire, comme les dates de ces transactions financières, interpellent. Oryx QSI, à l'origine des deux versements, est un fonds d'investissement de l'Etat qatari. Quant à Pamodzi Sports Consulting, une société spécialisée dans le marketing sportif, elle a pour dirigeant un certain Papa Massata Diack. «PMD», consultant marketing de la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) jusqu'en décembre 2014, est soupçonné d'être le personnage central du système de corruption mis en place au sommet de l'IAAF pour couvrir des cas de dopage dans l'athlétisme russe en échange d'argent. Il réside actuellement au Sénégal et fait l'objet d'un mandat d'arrêt international lancé par la justice française, qui enquête sur ce dossier. Mouvements financiers Mais lui ne compte pas pour l'instant se rendre à Paris, alors que son père, Lamine Diack, ex-président de l'IAAF de 1999 à 2015, est mis en examen depuis novembre 2015 pour «corruption» et «blanchiment aggravé» dans la même affaire. Si les deux virements de l'automne 2011 ont de quoi interroger, c'est que cette période apparaît comme un moment crucial dans la diplomatie sportive qatarie. Doha, qui a alors déjà obtenu, entre autres, l'organisation de la Coupe du monde de football 2022, ainsi que celle des Mondiaux de handball, en 2015, convoite, cette fois-ci, l'athlétisme. Le 5 septembre 2011, l'émirat annonce sa candidature pour les Mondiaux-2017, avec pour slogan «Le partenaire juste pour des championnats du monde plus forts». Le lendemain, Londres se lance aussi dans la course. Finalement, deux mois plus tard, le 11 novembre, la capitale britannique l'emporte devant Doha. Entre-temps, les Qataris, à travers Oryx QSI, ont donc versé 2 999 975 dollars le 13 octobre, puis 499 975 dollars le 7 novembre, soit quatre jours avant le vote, à la société de Papa Massata Diack. A quelles fins ont été réalisés ces mouvements financiers ? Contacté par Le Monde, Papa Massata Diack n'a pas répondu à nos sollicitations. Son avocat, Me Jean-Yves Garaud, nous a fait savoir qu'«il n'y aura pas de réaction». Oryx QSI, sollicité par Le Monde, n'a pas répondu. «La pire candidature a gagné» Une chose est sûre : trois ans après l'échec face à Londres, le Qatar a fini par obtenir l'organisation des Mondiaux-2019 lors d'un vote des vingt-sept membres du conseil de l'IAAF, le 18 novembre 2014 à Monaco. «Nous avons ressenti le choix de l'IAAF (en 2011) non pas comme un rejet, mais comme un encouragement à représenter notre candidature», affirmait à l'époque le président de la Fédération qatarie d'athlétisme, Dahlan Al-Hamad, également patron de l'association asiatique. Mais le choix est contesté. En raison de la chaleur, les épreuves se tiendront fin septembre et début octobre, et non l'été comme à chaque édition. «C'est la pire candidature qui a gagné. Tout ce qu'ils ont, c'est de l'argent», s'indigne José Maria Odriozola, le président de la Fédération espagnole d'athlétisme, alors que la candidature de Barcelone a été écartée dès le premier tour, devancée par Eugene (Etats-Unis) et Doha. Au Conseil de l'IAAF, certains s'émeuvent du fait que chacun des vingt-sept membres ait reçu, juste avant le vote, une lettre de deux pages indiquant que le Qatar s'engageait à verser 37 millions de dollars (32 millions d'euros) en sponsoring et droits télévisuels avec sa chaîne BeIN Sports. «Le Qatar a agi selon nos règles. Mais la question est de savoir si l'on assure l'avenir de notre sport en montant les candidats les uns contre les autres», estime alors Helmut Digel, ancien président de la Fédération allemande, à propos de la lettre. Avant d'ajouter : «Elle a eu un impact énorme, si près du vote.» «Un moyen de blanchir de l'argent» Concernant la candidature qatarie infructueuse, fin 2011, deux autres virements bancaires relevés par Le Monde interrogent. Le 17 mars 2010, une autre société de PMD, Pamodzi Consulting Sarl, a transféré 108 543 dollars vers le compte d'Alfardan Jewellery, une bijouterie à Doha. Plus intriguant encore, le 14 octobre 2011, quelques semaines avant le vote pour les Mondiaux de 2017, Pamodzi Sports Consulting vire 99 343 dollars vers Alfardan Motors, un concessionnaire spécialisé dans les voitures de luxe, toujours à Doha. Dans quel but tous ces transferts d'argent ont-ils eu lieu ? Les enquêteurs américains, sans se prononcer sur ces cas particuliers, soulignent juste que les achats de produits de luxe – bijoux ou voitures – sont souvent «un moyen de blanchir de l'argent, de corruption ou d'activités liées à des pots-de-vin». La révélation de ces mouvements bancaires vient en tout cas renforcer de façon inédite les soupçons qui planaient déjà autour de la candidature qatarie. Le 10 décembre 2014, le quotidien britannique The Guardian avait assuré être en possession de mails montrant que PMD avait demandé le paiement de 5 millions de dollars, «4,5 millions par des transferts bancaires et 440 000 dollars en cash, collectés à Doha», en octobre 2011. Mais les éléments concrets manquaient à l'époque. «Il est difficile de déterminer si le paiement a été effectué ou non», écrivait The Guardian. L'IAAF affirmait alors n'avoir signé aucun contrat avec Oryx QSI ou un autre fonds d'investissement qatari durant cette période. Papa Massata Diack n'avait quant à lui pas voulu répondre au journal britannique mais avait fait savoir, par l'intermédiaire d'un porte-parole de l'IAAF, qu'il n'avait reçu aucun paiement de la sorte. La Fédération qatarie avait quant à elle botté en touche, répétant la solidité de la candidature de Doha pour expliquer le succès de novembre 2014. «Enveloppes marron» «Je n'ai jamais rien vu, assure au Monde Bernard Amsalem, président de la Fédération française d'athlétisme et membre du Conseil de l'IAAF depuis août 2011, à propos d'éventuels faits de corruption. Si ça se faisait, ça ne se faisait pas avec tout le monde. Ces gens sont prudents quand ils utilisent de telles méthodes. Je n'ai jamais été approché avec des arguments pour défendre la candidature du Qatar.» Mais si les virements révélés sont frauduleux, M. Amsalem estime qu'il faudrait «absolument remettre le dossier sur la table. Parce que ce sont des pratiques inadmissibles. Si elles étaient prouvées, en tant que membre du Conseil, je me sentirais floué, trahi. Je demanderais qu'on réexamine cette candidature.» Le 17 janvier 2016, Ed Warner, le patron de la Fédération britannique d'athlétisme et également à la tête de la candidature londonienne pour les Mondiaux-2017, avait, lui, fait part de ses soupçons. Il expliquait qu'un «membre de l'IAAF» avait évoqué avec lui le fait que la nuit précédant le vote du 11 novembre 2011 pour l'attribution des Mondiaux-2017, des membres du Conseil de l'IAAF auraient reçu des «enveloppes marron» de la part de la délégation qatarie. La commission d'éthique de la Fédération internationale s'est saisie du dossier. Mais le 24 octobre, elle a décidé de clore son enquête, faute de «preuves suffisantes». Le Britannique Sebastian Coe, actuel président de l'IAAF et qui a été désigné par Ed Warner comme «le membre de l'IAAF» ayant relayé l'histoire des enveloppes marron, a assuré ne plus s'en souvenir aujourd'hui. Conflit d'intérêts M. Coe a par ailleurs été la cible de soupçons de conflits d'intérêts – ce qu'il nie – dans le cadre de l'attribution des Mondiaux-2021 à la ville américaine d'Eugene, siège de Nike et choisie sans appel à d'autres candidatures, en mars 2015. Celui qui occupait alors la fonction de vice-président de l'IAAF était également ambassadeur pour la marque et rémunéré à ce titre à hauteur de 142 000 euros par an – il a mis fin à son contrat avec l'équipementier le 26 novembre 2015. Une enquête préliminaire a été ouverte en France le 1er décembre 2015 sur les conditions d'attribution de la compétition à Eugene. Concernant les «enveloppes marron» autour de la candidature qatarie, les questionnaires envoyés par la commission d'éthique aux autres membres du Conseil de l'IAAF ne se sont pas révélés fructueux. Mais ladite commission s'est laissé la possibilité de reprendre son enquête «si des nouveaux éléments venaient à son attention». Avec ces révélations des transferts d'argent entre le Qatar et la société de Papa Massata Diack, l'occasion leur est offerte. Y. B. In lemonde.fr