Photo : S. Zoheir De notre correspondant à Tlemcen Mohamed Medjahdi L'histoire de la musique à Tlemcen est une belle aventure, une odyssée incomparable car très symbolique de l'union des habitants, des poètes, des musiciens, dira El Hassar Benali, ex-journaliste de l'agence Algérie presse service (APS), lors d'une rencontre le week-end dernier à Tlemcen, organisée par l'association Ecolymet. «Il y a là également l'influence des faqih, gardiens de la conscience mais aussi des faqih qui ont exprimé leurs nobles sentiments pour l'art musical andalou et les arts en général dans une société en quête d'un certain équilibre social et culturel», dira M. Benali en signalant que l'influence de l'Andalousie et surtout de Grenade est là présente depuis des siècles, en raison des facteurs historiques qui ont fait que le destin de ces deux villes jumelles s'est croisé à plusieurs moments de leur histoire commune. «Tlemcen rivalisait aussi de près avec les autres capitales, Fès, Tunis, avec lesquelles elle entretenait aussi des relations qui se sont ramifiées dans tous les domaines. Si une bonne partie des Ahl Fès est originaire de Tlemcen, l'histoire a fait aussi que de nombreux Fassis habitaient Tlemcen connus surtout parmi les commerçants établis à la Kyssaria. Avec les Hafsides de Tunis, les Zianides ont cultivé l'amitié et l'entente basée sur les alliances, voire le mariage de Abou Saïd Othmane, fils de Yaghmoracen avec une princesse hafside…» De grenade à Tlemcen Avec l'Andalousie, les relations de Tlemcen étaient encore plus étroites du fait des liens qui n'ont pas cessé, ajoutera-t-il tout en expliquant que Tlemcen fut longtemps et jusqu'au début du 10e siècle, inféodée à l'empire omeyyade de Cordoue, ce qui explique la nature des liens entre Tlemcen et leurs lointains cousins zénétes, les Nasrides de Grenade. «A cette ville, les historiens ont toujours reconnu une âme andalouse. Les réfugiés cordouans, sévillans et autres, dont les descendants de la famille royale des Ibn al Ahmar, se sont établis au gré des évènements qui avaient secoué l'Andalousie avec les progrès de la Reconquista.» Lors de cette rencontre, l'orateur a affirmé que Tlemcen a continué à jouer pendant tout le Moyen âge un rôle au cœur d'une vie politique et intellectuelle très riche : «Nous rappellerons que le poète et grand vizir grenadin Ibn al Khatib fut tué à Fès au moment où il quittait Tlemcen en compagnie de Yahia Ibn Khaldoun, l'historiographe attaché à la cour des Zianides. C'est auprès des Nasrides, à Alhambra, que les rois zianides les plus distingués, Abou Tachfin ou encore Al Moutawakil, firent leur apprentissage du pouvoir. Le destin fit aussi que le grand poète de Tlemcen, tel ibn Al Khamis fut assassiné à Grenade, ville qui verra naître un peu plus tard, le médecin et poète zianide Abi Djamaa Talalissi, auteur de nombreux mouwachah…» L'âme andalouse est, certes, poursuit Benali El Hassar, le reflet de traditions partagées dans les domaines du langage, de l'art, de l'habillement, de la cuisine et même dans la phonétique du «a» dans l'art de l'habillement. L'influence de Grenade est sensible et vice versa, concernant les créations originales locales. Le caftan, à titre d'exemple, en tant que costume d'apparat était une vieille tradition partagée des deux villes. Au plan culinaire, Tlemcen et Grenade possédaient en commun de vieilles traditions de plats sucrés, par exemple des charbat (sorbet) et aussi de nombreux mets dont «al-b'raniya» resté à ce jour un plat de cérémonie à Tlemcen… Le terreau de la sanaa «Les historiens relèvent la grande contribution des poètes et des musiciens de cette vieille cité maghrébine à l'enrichissement de la musique maghrébine dite andalouse. Si nous étudions cela avec plus de détails nous remarquerons que c'est sur le terreau de la sanaa avec ses formes musicales et poétiques classiques basées sur les mouwachah que sont nés aussi d'autres genres d'un label local, connus sous les noms de haoussa, le medh, zedjal soufi dit “samaa”. Ce n'est pas par hasard si la musique à Tlemcen fut depuis au moins le Moyen Âge arabe au centre de préoccupations intellectuelles profondes de la part d'hommes de lettres et de l'art mais aussi de jurisconsultes [faqih]...». L'exemple est fourni par les auteurs de la vieille mémoire culturelle tlemcéno-maghrébine, a-t-il dit, voire les œuvres léguées par le faqih Abdelouahid Al Wancharissi (15e siècle), l'encyclopédiste Ahmed Al Maqqari (17e siècle), ce savant issu d'une ancienne et riche famille de Tlemcen et professeur à Alqaraouine de Fès, cadi à El Qods puis au Caire où il mourut en 1632 et d'autres qui, jusqu'au 20e siècle, laisseront des œuvres originales que les musicologues considèrent comme incontournables pour nos connaissances aujourd'hui, sur la musique arabe en général et andalouse en particulier. «Nous rappelons que bien plus tard aussi l'art musical a constitué, toujours à Tlemcen, une affaire de faqih ou de cadi en témoignage de la place accordée aux arts par l'islam et son projet de civilisation, voire par les grandes œuvres laissées par Al Farabi, Al Kindi, Saffuddine et le Maghrébin At Tifachi. Les poètes et les faqih Dans cette vieille cité des arts, il y eut au 20e siècle, ajoutera-t-il, d'autres faqih renommés qui ont également laissé des ouvrages traitant de la musique et publiés au 20e siècle, comme le célèbre cadi Choaib Ibn Abdelkader et Ghouti Bouali, auteurs respectivement de Zahratou rihane fi ilmi alane (la fleur de myrte dans la science des sons) et de Qachf el kinaa (ôter le voile sur les instruments…) cités au chapitre de la musique arabe, dans les encyclopédies spécialisées du baron d'Erlanger ou de Farmer… «Les recherches allant au cœur de cette musique montrent qu'elle n'est pas le produit d'un moment resté attaché à Zyriab ou l'histoire de l'ancienne capitale omeyyade, Cordoue, mais qu'elle est un produit culturel et artistique qui a évolué au gré des événements stratifiant l'histoire du Maghreb. Les spécialistes, y lisent, comme en archéologie, les plis de l'histoire culturelle du Maghreb à travers ses principaux centres de rayonnement culturel et artistique : Tlemcen, Grenade, Fès, Tunis. Historiquement, on peut dire que la tradition littéraire omeyyade subsista jusqu'au 10e siècle, et qu'elle a marqué un recul avec leur chute coïncidant avec la prise du pouvoir en Espagne par les dynasties berbères : les Almoravides, les Almohades, les Zianides au Maghreb central…» Le conférencier a également évoqué l'avènement des royaumes berbères au 11e siècle qui a mis fin à la vieille tradition de la poésie classique morte en Orient déjà quand les Mongols détruisirent le khalifat de Baghdad. L'art musical dans le Maghreb subira sans nul doute aussi l'influence des courants doctrinaires à l'origine de pouvoirs dynastiques d'essence politico-religieuse dans cette région. Ces courants de militantisme malékite dont Tlemcen fut un bastion fort au Maghreb sous les Almoravides et même sous les unitaires achaariens (Almohades) qui se sont essayés au pouvoir du 11 au 13e siècles, vont affirmer l'identité du Maghreb. El Hassar Benali a également soulevé le répertoire riche, original et de libre fantaisie qui est devenu un hymne à la citadinité dans le Maghreb et partout en Algérie, dans les villes qui se situent dans la gravité de l'ancienne capitale des Zianides, et la société tlemcénienne n'avait d'autres modèles que les mœurs andalouses pour innover et enrichir d'autres styles comme le haoufi, un autre type de grâce, d'élégance de chant aimable, de galanterie que Tlemcen partageait avec Grenade. «La grâce de cette musique résulte de la synthèse entre mélodie, poésie et rythme, car la combinaison entre ces trois éléments constitue la toile de fond arabesque de cette musique.» Dans sa conclusion, Benali El Hassar a souligné la nécessité de dégager les règles de cette musique, car elle constitue un travail audacieux qui attend encore les spécialistes, rappelant de ce fait Abdelkrim Dali, Redoune Bensari, etc.