Photo : L. Tassadit De notre envoyé spécial à Tébessa Ali Boukhlef Excepté les véhicules qui passent à vive allure, Mourad est pratiquement le seul être humain vivant à des centaines de mètres à la ronde. Appuyé à un muret qui entoure une habitation de fortune, ce jeune homme de 27 ans scrute l'horizon, le regard perdu. Autour de lui, quelques enfants forment un petit groupe. A l'approche de personnes étrangères au village, ces bambins, poussés par leur curiosité enfantine, se massent à proximité des visiteurs. Le décor qu'offre ce village appelé Diar El Ghorba, situé à l'extrême est de la wilaya de Tébessa, dans la commune d'El Meridj à la frontière tunisienne, est d'un autre âge. Des maisons, construites en amas de tôles, de pierres ou de terre, éparpillées en bordure de route sur quelques kilomètres constituent, en effet, un ensemble atypique. Pour l'appellation d'abord. Diar El Ghorba, littéralement «maisons d'étrangers», résume tout de ce faubourg : il est habité par des familles venues de différentes régions de la wilaya pour fuir la misère et le terrorisme. Mais, depuis bientôt trente ans, l'endroit n'a pas changé. Il n'y a ni électricité, ni eau courante, ni assainissement… Juste des habitants, qui sortent parfois de nulle part, et des chèvres, incroyablement maigres, qui cherchent désespérément leur nourriture au milieu de détritus -en réalité des restes de sachets noirs que Cherif Rahmani a oublié de supprimer sur le marché. Le reste est un véritable no man's land. Pourtant, à quelques mètres de là, c'est un autre décor qui s'offre aux yeux. Une petite ville est entièrement construite par des particuliers, relativement aisés. Mais d'où vient ce contraste ? Mourad, qui, jadis travaillait dans le trabendo, précise que «ceux d'en face» ont construit par «leurs propres moyens», tandis que lui et ses voisins ne peuvent pas le faire. D'abord parce qu'ils n'ont pas d'argent, puis le terrain appartient à l'Etat et ne peut donc être construit. Et les logements sociaux ? C'est apparemment une vue de l'esprit ici. Puisque de nombreux habitants, croisés au cours de notre brève virée sur les lieux au début du mois de juin, indiquent qu'ils ne sont pas concernés. Personne n'a bénéficié de quoi que ce soit. Ils sont considérés comme des étrangers. «Avant, on pouvait quand même vivre décemment grâce au business», dit Mourad, amèrement. Par business, notre interlocuteur désigne, naturellement, le commerce informel qui consistait, dans un passé récent, à ramener des marchandises, notamment du textile, de Tunisie dont la frontière n'est qu'à deux kilomètres et les écouler en Algérie. C'est une activité qui faisait vivre des dizaines de familles tout le long des frontières. Et au-delà. Mais depuis quelque temps, les choses ont changé, atteste notre interlocuteur. Les frontières sont devenues, apparemment, plus imperméables. Les habitants sont, donc, obligés de changer d'activité. «On se débrouille», commente Mourad, qui a préféré ne pas donner son vrai nom. Mais la débrouillardise n'est pas le maître mot, une vingtaine de kilomètres plus loin. El Ouenza porte le nom d'un des plus grands gisements de fer en Algérie. Le contraste –un autre problème national- est que les habitants d'El Ouenza se plaignent du chômage. Comment ? «Ce sont les étrangers qui viennent travailler ici, alors que, nous, nous sommes obligés de supporter les conséquences», disent les habitants à l'unisson. Par conséquences, nos interlocuteurs désignent les maladies générées par l'exploitation de la mine qui domine la ville. Une ville totalement couverte de rouille. C'est d'ailleurs à cause de cela que, sur une bonne partie des maisons, généralement construites n'importe comment, on peut lire : «A vendre.» Mais le problème, c'est que personne ne veut acheter au risque de retomber dans les mêmes problèmes que les résidents veulent fuir. Un voyage dans le passé Le chef-lieu de la wilaya de Tébessa offre, en revanche, un visage moins hideux. Même si la poussière est partout. Même la rue qui fait face au siège de la wilaya est éventrée. Presque de l'ordinaire, puisque, avec cette image, le chargé de communication de l'administration locale que nous avons sollicité était… «sur le terrain». C'est-à-dire dans son bureau. Tébessa a la triste réputation d'être une ville de tous les trafics. Pas forcément à tort, puisque sa position de wilaya frontalière y est pour beaucoup. Et la misère fait le reste. Pendant notre présence, de nombreux témoignages ont convergé vers l'existence de vastes réseaux de contrebande. Il s'agit, essentiellement, de contrebandiers qui ramènent des denrées alimentaires bon marché de Tunisie pour les écouler, en cachette, sur le marché local. Tout le monde à l'Est –parce que la réputation a dépassé la wilaya- parle de cette fameuse huile de table vendue à 450 DA le bidon de cinq litres, pourtant invisible pour un visiteur étranger à la région. En plus de sa position de wilaya frontalière, Tébessa a une autre caractéristique : elle est située aux portes du Sahara. Ce qui lui donne un climat un peu plus chaud et rend, parfois, l'atmosphère irrespirable. Une situation aggravée par la poussière qui se dégage de partout. Car, il est loisible de voir partout des chantiers pousser. Des travaux essentiellement dans le bâtiment. Mais pas seulement, puisque Tébessa, ville historique par excellence, bénéficie de plusieurs chantiers de restauration de ses monuments. Il en est ainsi de la belle porte Caracalla, du mur byzantin et du théâtre romain. Dommage que, dans le lot, l'église où professait le grand saint Augustin soit parfois dégradée par des mains malveillantes. Parce que, même si elle est réduite en ruine, l'église, immense, témoigne encore de la grandeur d'un passé, lointain certes, mais glorieux. Contrairement à d'autres régions d'Algérie, les autorités locales ont eu la géniale idée de sauvegarder un autre monument historique de la ville, l'église Sainte-Christine, transformée en musée. Elle constitue, avec d'autres sites tout aussi magnifiques, un chef-d'œuvre architectural unique en son genre. Malgré cela, toute cette richesse reste inconnue. Le large public ne connaît que Tébessa. On a presque oublié qu'elle s'appelait, autrefois, Tebest.