«Déjà que dans les sociétés à vieille tradition de lecture, comme par exemple la France, l'Angleterre et l'Allemagne, la lecture n'est plus ce qu'elle était il y a un demi-siècle. Alors, là chez nous, la déliquescence est telle que les choses ont périclité de manière vertigineuse. Le taux d'analphabétisme a atteint les cimes et le climat général ne favorise guère tout ce qui renvoie à la lecture, et par ricochet, à la culture de façon générale. Dans ces conditions, avouez que le penchant pour la lecture ne peut qu'être sérieusement émoussé.» C'est en ces termes que nous répondra un enseignant de langue française (d'un certain âge) exerçant dans l'un des lycées de la capitale, auquel nous avons demandé de nous donner son avis sur les bibliothèques communales et le rôle dévolu à ces dernières dans la dynamisation de la lecture. Dans les pays développés, la question que l'on pose est la suivante : combien de livres lit-on en moyenne par semaine, par mois ou par année ? Chez nous, la réponse à cette question (si jamais elle était posée) donnerait le tournis à tous ceux qui tiennent cette activité en haute estime, à tous ceux qui la considèrent comme le fondement même de la culture. A vrai dire, les données relatives au livre sont peu fiables. Il n' y a quasiment pas de statistiques pour permettre une identification précise de la situation du livre et celle de la demande en la matière, tant sur le point quantitatif que qualitatif. Par voie de conséquence, il est donc difficile de répondre à certaines questions élémentaires du genre : Quelle est la place du livre dans notre société ? Quels sont les profils des lecteurs ? Comment évolue le marché du livre ?… En dépit du fait que d'aucuns mettent en avant l'argument de la cherté du livre (que la libéralisation effrénée de l'économie semble avoir exacerbée), force est de constater que les principales raisons de la désaffection pour la lecture sont à chercher du côté du nouvel environnement culturel essentiellement marqué, comme tout un chacun le sait, par l'hégémonie de l'audiovisuel. Dans ce cadre, l'influence qu'a Internet sur l'engouement pour la lecture est indéniable aidé en cela par une sorte de désert culturel (comme celui dans lequel évolue actuellement la jeunesse algérienne) auquel il faudra ajouter l'ambiance stérile qui caractérise l'école publiquem laquelle n'arrive plus à former de passionnés lecteurs. Par le passé, les plus vieux se rappellent qu'en matière d'incitation à la lecture, les bibliothèques communales jouaient un grand rôle en la matière. Mais depuis l'avènement d'Internet, l'unanimité est totale quant au fait que ce formidable outil de communication a influé de manière négative sur le penchant vers la lecture. «Même les élèves sont devenus des partisans de la politique du moindre effort. Lorsque vous les chargez d'un travail de recherche, ils s'empressent de vous le remettre le lendemain. Bien évidemment, cet exploit digne des records enregistrés dans le Guiness Book n'est pas le fruit de leurs propres efforts. Il n'est dû qu'à la magie du Net. En procédant au copié/collé, les élèves peuvent désormais vous faire tout ce que vous leur demandez. Une chose est sûre : beaucoup ne comprennent rien à ce qui leur est demandé. Comment voulez-vous dans ce cas qu'ils aillent vers les bibliothèques scolaires ou communales surtout que les services qu'offrent ces dernières ne parviennent plus à captiver un large public, ne faisant rien pour donner envie de venir», nous dira un enseignant, non sans pointer un doigt accusateur sur le système scolaire coupable à ses yeux de n'avoir pas su (ou voulu) transmettre ce «vice impuni» qu'est la lecture, regrettant dans la foulée les années 70 et 80 lorsque les enseignants imposaient aux classes scientifiques la lecture d'un certain nombre d'ouvrages. Notre interlocuteur n'en relèvera pas moins le laxisme patent de certains parents qui n'incitent guère leur progéniture à s'intéresser à la lecture. «Combien sont-ils les parents qui guident leur progéniture dans le choix des programmes de télévision ? Combien sont-ils à les accompagner aux rayons des librairies et des bibliothèques municipales ?» s'interrogera-t-il. Au sujet de ces dernières, les constats sont des plus amers. Selon un universitaire que nous avons rencontré, dans les années 1970, le pays comptait plus de 600 bibliothèques municipales. «Ce patrimoine n'existe malheureusement plus», relèvera-t-il non sans amertume. Pour lui, il est plus que vital de retourner vers le concept de bibliothèques car, sans ces dernières, on ne peut assurément faire évoluer le livre. Les quelques bibliothèques communales qui existent tentent, tant bien que mal, de résister au raz-de-marée que constitue Internet. «Récemment, et pour un exposé sur Abdelhamid Ben Badis, à l'occasion de la journée du 16 Avril, ma fille a refusé de venir effectuer sa recherche au niveau de la bibliothèque communale que je dirige. Pour elle, Internet assure un gain de temps et un large éventail en matière de choix de sources», nous dira Mme Chaabane, directrice de l'une des trois bibliothèques communales de Sidi M'hamed (Nacera Nounou), laquelle compte 549 inscrits. Même si les frais d'inscription au niveau de cette bibliothèque n'excèdent pas les 300 dinars l'an, force était de constater que les nouveaux prétendants ne se bousculaient pas au portillon. Un calme un peu trop «dérangeant» y régnait. S'agissant du fonctionnement de cette structure, notre interlocutrice nous fera savoir que ce sont les élèves (tous paliers confondus) qui s'y rendent, essentiellement ceux qui sont en clase d'examen. «En outre, relèvera-t-elle, il n'est pas rare que des étudiants préparant un mémoire de fin d'études nous rendent visite surtout que nous disposons d'un certain nombre de livres récents.» En guise de perspective d'avenir, notre interlocutrice nous parlera de travaux d'extension qui permettront, une fois achevés, d'accueillir un plus grand nombre de lecteurs. Par ailleurs, l'idée de lancer des cours de soutien au profit des élèves des classes d'examen est fortement envisagée. A quelques encablures de là, plus exactement au niveau de la bibliothèque communale située en face du CEM Haroun Rachid, le même constat est pratiquement fait. «Le livre est le meilleur ami de l'homme. Pourtant, il est indéniable que, par les temps qui courent, les gens, particulièrement les jeunes, ne lisent plus comme avant. Au rythme où vont les choses, j'ai bien peur qu'un jour vienne où personne ne se rendra dans ces bibliothèques communales», confiera Mme Ouhibi, directrice adjointe de la bibliothèque. Bien évidemment, et à l'instar de bon nombre de bibliothèques communales que nous avons visitées, la cause de la désaffection du public pour ce genre d'endroit est à chercher du côté de l'emprise, voire de la fascination qu'exercent les cybercafés sur les jeunes. «Je ne ferai preuve d'aucune originalité en vous disant que, depuis l'explosion du Net, nous enregistrons de moins en moins de personnes qui viennent chez nous. Mais, en vérité, ce qui me panique [et me désole] le plus, c'est que le recours à tout bout de champ à Internet a anesthésié l'envie de lecture de nos élèves. A ce titre, j'ai eu à constater que le recours aux dictionnaires de la part de ces élèves est vraiment minime. C'est révélateur des prédispositions des uns et des autres pour la recherche et l'investigation. Cela dit et qualitativement parlant, le niveau général de ces élèves va de mal en pis. La majorité ne sait pas écrire un paragraphe correctement», relèvera-t-elle non sans dépit, ajoutant au passage que, souvent, ce ne sont pas des initiés des lieux qui viennent, mais plutôt des curieux. Dans la foulée, et comme la mode est aux technologies nouvelles, elle nous informera qu'elle et son staff songent à lancer, dans un proche avenir, un club de l'informatique dans le but de susciter l'intérêt d'un plus grand nombre de personnes. Pour notre interlocutrice, il y a un travail qui doit se faire, d'abord, au niveau des écoles, ensuite, au niveau des bibliothèques communales. Elle déplorera à ce propos le fait que, malheureusement, de nombreuses écoles ne possèdent pas leur propre bibliothèque. «Il faut une véritable intervention du ministère de l'Education et de l'Etat pour la véritable relance de la lecture. Tant que ces bibliothèques ne seront pas opérationnelles, on ne pourra pas promouvoir la lecture chez les plus jeunes et les soustraire à la télévision et aux jeux vidéo sur Internet. C'est une véritable bataille pour la victoire de la lecture dans laquelle tout un chacun doit s'impliquer. Il est important de faire un investissement chez les jeunes et de mettre à leur disposition des livres qui puissent susciter leur intérêt et, ainsi, créer un véritable engouement et une passion pour la lecture», tiendra-t-elle à souligner, non sans lancer un appel aux parents pour qu'ils jouent pleinement le rôle qui leur est dévolu en matière d'incitation de leur progéniture à la lecture. Pour les citoyens, les avis convergent vers le fait que les pouvoirs publics se doivent de s'impliquer davantage afin d'inciter les citoyens, notamment les élèves et les étudiants, à la lecture. «La bibliothèque doit impérativement retrouver sa place dans la société civile. Il n'y a pas de manque financier ou matériel, c'est surtout un problème de gestion. En outre, on remarque que beaucoup arrivent à la bibliothèque ou à la librairie par pur hasard», soulignera un citoyen dont les enfants sont scolarisés. Certains mettront en évidence le fait qu'il faut une équipe spécialisée pour faire une bonne bibliothèque et, tout compte fait, pour faire un bon lecteur. «Il n'y a aucun statut pour la bibliothèque ni aucune législation. Pour les bibliothèques universitaires, le personnel est peu qualifié», nous diront en chœur des enseignants. «Les manifestations relatives au livre sont rares. Certes, il y a le Salon international du livre, mais ce dernier est un événement réservé surtout aux professionnels et à quelques ‘'oiseaux rares'' que sont les lecteurs assidus. Pour moi, ce genre d'événement ne constitue que l'arbre qui cache la forêt. En aucun cas, ce genre de manifestation ne constitue un test pour jauger le degré de développement de la lecture en Algérie. En outre, il n'est pas rare que l'aspect mercantile prenne le dessus sur toute autre considération. Pour s'en convaincre, il n y a qu'à voir les prix exorbitants qui y sont pratiqués. Si l'on veut réellement inciter les gens à renouer avec la lecture, il faut commencer dès le bas âge. Dans ce cadre, il est primordial d'éveiller le sens de la lecture chez les jeunes enfants, notamment à l'école. En outre, il faut impérativement revoir les prix des livres à la baisse car ceux qui sont actuellement en vigueur ne peuvent que pénaliser de larges pans de la société. Dans la pratique, la problématique du livre en Algérie dépasse largement le cadre d'une manifestation conjoncturelle, si fastueuse soit-elle. Le socle primordial censé former le lecteur algérien n'existe pratiquement plus dans le pays», nous dira un confrère, insistant pour dire qu'Alger n'est pas l'Algérie et qu'à l'intérieur du pays, l'état dans lequel se trouvent les bibliothèques communales est des plus lamentables. B. L.