Entretien réalisé par notre envoyée spéciale à Alexandrie Samira Imadalou La Tribune : Quel est exactement l'objectif de l'atelier d'Alexandrie sur les stratégies de développement de l'économie fondée sur la connaissance ? Jean-François Rischard : C'est un atelier de nature très pratique qui consiste à juxtaposer les expériences naissantes de toute une série de pays de la région Mena qui sont tous en train de parler d'EFC et qui ont tous entamé, soit des réflexions, soit des programmes comme c'est le cas en Tunisie. C'est un bon moment pour échanger des informations sur ce qui se fait mais toujours à la lumière de ce qui s'est fait dans les pays développés qui ont, grâce à l'EFC, doublé leur produit national brut par habitant en dix ans. C'est pour cela qu'on a parlé de l'expérience coréenne lors de cet atelier. Y a-t-il un modèle précis à suivre ? Ce qui est bien dans le cas de la Corée du Sud, c'est que le processus est actionné où le gouvernement prend la tête de l'exercice et implique les grandes entreprises, la société civile et les médias. En fait, un effort de la nation toute entière. L'EFC, c'est surtout une méthode pour accélérer les choses qui se font normalement sur trente ans. On essaye de les faire à petite échéance sur cinq ou dix ans. Pour cela, il faut une méthode d'accélération qui augmente l'ambition de la nation par rapport aux processus normaux. Par rapport aux faiblesses et aux forces des économies de la région Mena, que préconisez-vous pour accélérer le processus, notamment en Algérie ? Pour résumer l'EFC, cela consiste à investir sur cinq piliers et essayer de faire grimper ces piliers vers la qualité de la classe mondiale et le faire en dix ans au lieu d'attendre ; donc cela consiste à augmenter énormément la qualité et la modernité du pilier éducation avec des modèles très précis qui ressemblent aux modèles finlandais, singapourien et coréen, bien meilleurs que les modèles de beaucoup de pays européens et ceux des Etats-Unis. Il faut mettre le paquet sur l'environnement de l'entreprise pour que ce soit un environnement qui soit classé parmi les meilleurs au monde. C'est faisable puisque l'Arabie saoudite y est arrivée. Il faut avoir un système d'infrastructures télécoms et d'informatique très répandu, très dense et avec une population qui est formée, alphabétisée sur le plan de l'informatique et il faut introduire dans l'économie trois ou quatre foyers d'innovation. Un des foyers d'innovation, c'est celui qui est poussé par la recherche et le développement, les pépinières mais aussi l'innovation qui provient de ce qu'on appelle des industries créatrices qui sont un phénomène récent expliquant, en fait, que l'innovation ne vient pas seulement des chercheurs, avec des doctorats dans des laboratoires, mais qu'elle vient des jeunes qui ont entre 20 et 30 ans et qui sont simplement très créatifs en matière de combinaison de technologies, qui se lancent dans de nouveaux produits, inventent des logiciels, donc des produits de génies créatifs. Il faut avoir ce foyer-là. A mon avis, il y a beaucoup de pays de la région qui seraient très bons à cela. Il y a un troisième genre d'innovations, à savoir celui qui provient des entreprises qui sont sous l'effet de la concurrence mondiale et qui réinventent leurs chaînes logistiques, leurs modèles organisationnels. C'est plus que de la mise à niveau. Il faut une espèce de génie d'innovation des processus d'entreprises. Le cinquième pilier dans lequel il faut investir, c'est tout ce qui tient au gouvernement qui doit être lui-même un modèle d'efficacité s'il veut inspirer toute une campagne d'EFC par les autres. Il faut des valeurs d'ouverture chez la population sur le monde, sur le changement, il faut une société de confiance. Qu'entendez-vous par confiance dans ce cas ? C'est une société où les gens se font confiance entre eux, où le gouvernement fait confiance au secteur privé et vice versa. Ce qui se passe, quand celle-ci est très grande, c'est que les coûts de transaction et des contrats deviennent très bas contrairement à ce qui se passe dans des sociétés où elle fait et défait. Les coûts ralentissent les choses. Dans la région Mena, il faut probablement accompagner ces efforts sur ces cinq piliers par un processus qui mobilise l'ensemble de la nation vers toute cette campagne d'EFC. L'ambition et la rapidité demandent un processus. Qu'en est-il du cas Algérie ? En Algérie, il y a une combinaison de choses qui font que c'est peut être le très bon moment pour allumer le moteur de l'EFC. Il y a des réserves de changes importantes, (143 milliards de dollars), il y a une population très jeune, c'est un énorme acquis. Il y a beaucoup de jeunes créatifs, ça se voit. En même temps, il y a beaucoup de jeunes qui s'expatrient facilement vers d'autres pays, un énorme potentiel. Il y a les élections récentes qui permettent d'envisager les cinq années à venir comme des années de stabilité. Il y a beaucoup de volonté politique de faire bouger l'EFC qui apparaît dans le plan d'action du gouvernement. Il y a une grande impatience dans la société, surtout parmi les jeunes qui veulent voir du changement et de la dynamique. C'est le bon moment pour créer un processus qui soit probablement chapeauté par le Président ou le Premier ministre ou, par définition, sera inscrit dans l'ambition, la rapidité et la mobilisation nationale. Pour cela, il faut une structure pour imaginer des façons d'accélérer des projets en leur donnant l'action rapide et la priorité absolue ou, en d'autres termes, un train à grande vitesse. Il faut augmenter l'ambition de ce que l'on fait en ne regardant pas seulement les faiblesses existantes, par exemple du système éducatif. La démarche, c'est de ne pas passer son temps à regarder la faiblesse de ce qu'on a mais de voir comment on va aller vers le meilleur au monde. C'est ce degré d'ambition qu'il faut prendre en considération ; c'est ce qu'ont fait des pays comme la Finlande ou la Corée du Sud. Et ce contexte de crise économique mondiale ? Je crois, au contraire, que cette crise n'a fait qu'augmenter l'intérêt de la population et des gouvernements Mena pour une nouvelle politique économique et sociétale pour un bond en avant. Mais, en même temps, il est clair que la crise économique, qui n'est pas encore terminée, retarde un peu les choses, surtout pour les pays Mena qui n'ont pas de ressources pétrolières. Mais en fait, ce qui devrait motiver l'intérêt le plus grand des gouvernants des pays de la région Mena pour cette EFC avec sa mobilisation, son ambition et sa rapidité, c'est l'énorme problème de cette population de jeunes qui entreront dans le marché de travail : 100 millions dans les 10 à 15 années à venir dans une situation où le chômage des jeunes est déjà important. Ce phénomène est très grave et explosif. Ce qui mérite qu'on accélère l'EFC car celle-ci est très dense en services, en services sophistiqués. C'est un très bon axe avec une très grande absorption de jeunes travailleurs par rapport à des stratégies d'industrialisation qui sont tout d'abord limitées dans la région Mena (pétrochimie). Le secteur des services est beaucoup plus organique ; ça se développe tout seul, on peut le créer dans un espace de temps court. Les services représentent 80 à 85% de l'économie américaine et 65% de l'économie européenne. Il n y a aucune raison pour que, dans 10 ans, des pays comme l'Algérie, la Tunisie ou d'autres ne soient pas dans une étape où les services représentent 55% du tissu économique. C'est ce que fait l'EFC. En conclusion… Tout est possible. Nous pouvons faire l'EFC sans le savoir, en ce sens qu'un pays qui bouge naturellement vite, parce que ses ministères sont au courant de ce qui se fait dans d'autres pays, imitent cela et se mettent en marche rapidement. Ils deviennent des EFC sans avoir créé un processus pour le faire. Le Danemark l'a fait. Mais dans les pays Mena, il faut une structure, une campagne ; il faut des composantes dans cette campagne qui amènent les trois choses : la mobilisation la rapidité et l'ambition.