Le 21 mai 2008, à la Bibliothèque nationale d'Alger, la Belge Marianne Blum, auteur du livre Gaza dans mes yeux où elle a passé dix ans à enseigner et faire du théâtre avec ses étudiants, parlait de la Palestine. Dans la description du désastre mental que provoquait, chez les Palestiniens, leur enfermement dans des îlots compartimentés par les barrages et les points de contrôle, elle a parlé d'un ado palestinien. Les soldats avaient tué son grand frère. A quoi rêvait-il, lui avait-elle demandé. Il rêvait d'un travail dans les champs de la colonie voisine. Marianne Blum rappelait ce souvenir pour insister sur un fait qui lui semblait massif chez les Palestiniens : ils n'avaient pas de haine pour les Juifs et leur écrasante majorité envisageait parfaitement de vivre ensemble avec eux. J'avais été à peine surpris car tous mes souvenirs d'enfant, pendant la guerre de libération, me rappelaient la dualité des sentiments dans mon environnement, tout entier engagé dans la lutte avec son lot de maquisards, de prisonniers, de torturés et de martyrs : la haine totale et absolue du colonialisme (stiâmar, plus rapide à prononcer qu'istiâmar) et l'absence totale de haine pour nos voisins pieds-noirs en tant que personnes, y compris aux moments les plus noirs quand, en 1961-62, l'affrontement se généralisa avec l'OAS et devint direct avec les plasticages et les ratonnades. Cette réalité s'exprima le mieux au lendemain de l'indépendance quand, le problème colonial réglé, tout fut oublié et les pieds-noirs souvent surpris, plus tard, de l'accueil chaleureux qu'ils trouvaient dans les pèlerinages dans leurs anciens quartiers. Mais c'est une vieille histoire que les dominés tournent vite la page. Cependant, je n'ai pris toute la mesure de ce que voulait nous dire Marianne Blum qu'en lisant le Nettoyage ethnique de la Palestine. Il ne s'agissait pas seulement de cette absence de haine ni d'un manque de volonté manifeste de lutter. Mais de quelque chose d'infiniment plus profond qui apparaît parfois, accidentellement, à d'autres lectures ou dans la rencontre d'autres éclairages. Le livre d'Ilan Pappe m'a irrésistiblement ramené aux propos de Marianne Blum. Sans jamais faire référence spécifiquement aux héritages politiques des uns et des autres, l'auteur du Nettoyage ethnique de la Palestine nous découvre l'océan culturel, la radicale différence des visions du monde, de la vie et de la politique qui séparait palestiniens et sionistes. Un auteur au grand courage Ilan Pappe appartient à cette génération des nouveaux historiens israéliens qui a essayé de porter un regard dé-sionisé sur l'histoire de leur Etat. Il va cependant beaucoup plus loin que ses confrères. Il ne s'agit plus chez lui d'une critique universitaire devenue possible et même nécessaire au regard des critères académiques d'une histoire officielle ou de son réajustement aux critères de vérité et aux faits réels et dont la méconnaissance aurait poussé les historiens israéliens vers une reproduction des «vérités» officielles. A la lecture, Ilan Pappe semble bien avoir franchi une frontière interdite. Il parle de nettoyage ethnique et ce terme désigne bien un crime contre l'humanité. Comme tous les universitaires, il commence par valider la notion, retrouver sa définition la plus consensuelle, c'est-à-dire la définition minimale, celle qui ne peut faire l'objet de contestation et au regard de tous les textes disponibles et de toutes les approches avalisées, notamment à partir du cas yougoslave, il montre que, pour l'intention, pour les actes ou pour les fins pratiques poursuivies, on ne peut appeler autrement que nettoyage ethnique l'expulsion de la moitié de la population palestinienne de ses villages et de ses villes. Le coup est rude. L'histoire officielle israélienne parle de départs volontaires et jamais cette version n'a été contestée, mise en doute ou examinée sous son véritable jour. Du point de vue international, dès 1949, il existe bien un problème de réfugiés palestiniens pour lesquels l'ONU a créé un organisme mais, de ce même point de vue international, il n'existe pas un crime contre l'humanité -un crime donc passible des tribunaux– qui s'appelle nettoyage ethnique en Palestine. Le drame va mettre en présence deux groupes humains. Des Palestiniens, à peine insérés dans le mouvement d'émancipation arabe de la domination ottomane et passés sous domination britannique avant d'avoir construit leurs structures politiques. Ils n'ont comme expérience de l'Etat que la Sublime Porte sans grande influence sur la vie des différentes sociétés qui continuaient à vivre paisiblement avec leurs différentes communautés ethniques ou religieuses. Ils n'avaient aucune idée des grands changements culturels survenus en Europe avec la naissance des Etats-nations et leurs mythes d'unicité ethnique. Ils n'avaient, non plus, aucune expérience militaire, monopole exclusif de la Sublime Porte et de ses armées professionnelles avant l'heure. Ils n'imagineront jamais, même à partir de l'expérience douloureuse de leurs morts et de leurs expulsions, que les juifs arrivés en Palestine voulaient construire un Etat aux formes inédites dans la région : un Etat-nation juif. En face, les immigrants juifs arrivaient armés d'une idéologie, d'un but et surtout d'une culture et d'une expérience de l'organisation infiniment supérieures à celle des indigènes qui vivaient depuis si longtemps dans une société plurielle qu'ils ne percevaient pas du tout –et d'ailleurs, ils ne l'auraient pas compris– que d'autres hommes ne concevaient la vie que dans l'uniformité ethnique ou, au pire, dans une écrasante domination démographique de leur groupe. Cette différence essentielle que nous découvrons à la lecture du livre d'Ilan Pappe ne constitue pas son sujet central ni sa préoccupation. Mais dans l'examen détaillé des plans d'épuration et de leur exécution, nous sommes frappés par les réactions des Palestiniens. Certes, l'auteur explique que, quand les sionistes, sous la direction politique de David Ben Gourion, passent à l'acte, les Anglais avaient décimé les élites politiques et les capacités organisationnelles des Palestiniens dans la répression de 1936. Certes, l'auteur rappelle le contexte arabe tout entier pris dans les rets de la politique britannique promettant aux grandes familles princières les dépouilles de l'Empire ottoman et, certes, il rappelle les connivences et les complicités durables entre sionistes et Hachémites pour se partager les territoires de la Palestine. Certes, il souligne combien le Monde arabe n'était que virtuel et sans capacités réelles de s'opposer au projet sioniste. Mais la question reste quand même la réaction palestinienne. Tout au long du livre se dégage l'impression d'un peuple pris au piège de sa culture ancestrale de paix civile et de paix sociale. Ilan Pappe nous raconte l'histoire de ces habitants d'un village côtier, près de Haïfa, qui avaient fait place à des migrants juifs, leur apprenant à produire avec eux un sel de grande qualité alors que les attaques de villages avaient déjà commencé, comme s'il s'agissait d'événements accidentels et non d'un plan qui les visait tous. Ces villageois seront massacrés et expulsés, leurs maisons et leurs biens pillés, leurs terres confisquées. Evidemment, à aucun moment, il n'exista une résistance systématique, organisée, planifiée en dehors de l'arrivée de volontaires arabes en nombre insuffisant, dérisoire presque, sous-équipés, sous-encadrés et sans coordination. Et le livre souligne combien au plus fort des expulsions et des massacres, village après village, les paysans palestiniens restaient sans réaction, cherchant juste à continuer leur vieille vie paisible, à cultiver leurs champs. La froide détermination moderne En face, Ilan Pappe nous aligne des noms et des origines. L'Europe de l'Est, la France, l'Angleterre, l'Amérique avec des ingénieurs, des militaires chevronnés, des politiciens formés dans les partis modernes, une tradition politique, des capacités élevées de coordination, de planification, d'organisation et d'évaluation permanente des programmes et de leur exécution. Des capacités scientifiques permettant la systématisation du renseignement, de la définition des objectifs, de la connaissance préalable du terrain, des villages, des hommes qui y vivent, de leurs manières de vivre, de leurs idées, de leurs différends, de leurs aptitudes à résister. Jusqu'à la valeur des terres, la présence de l'eau, la fertilité de chaque lot, etc. L'attaque d'un village était précédée de toutes ces études, de toutes ces évaluations et de tous ces préparatifs. Déjà, les sionistes trouvaient de précieux auxiliaires chez les mouchards qui les aidaient ensuite à sélectionner leurs victimes. La terreur, le meurtre, l'assassinat, les incursions de nuit, le dynamitage des maisons devaient inspirer une terreur tétanisante. Ben Gourion et ses adjoints avaient monté, avant le départ des Britanniques, un service de renseignements qui se chargeait de ces besognes. A côté, un organisme avait pour mission de mettre un véritable cadastre parallèle. A côté de la Haganah, armée officieuse puis officielle des sionistes, opéraient la Stern et l'Irgoun. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Anglais se firent complices des massacres. L'histoire de Haïfa que vous lirez dans le livre –si j'avais un quelconque pouvoir, je mettrais ce livre dans le programme de socio, de sciences politiques, de l'Ecole de journalisme, de l'ENA et des écoles militaires– est bouleversante par sa brutalité inouïe, sa cruauté et la duplicité anglaise. Duplicité qui était le trait dominant des dirigeants sionistes. Quand tous les rapports informaient Ben Gourion de la passivité palestinienne et de son pacifisme, il criait à un deuxième Holocauste et à une menace d'extermination des juifs. Les colons juifs arrivaient avec dans la tête le modèle de l'Etat moderne : l'Etat-nation. Ils ont d'abord balayé un premier obstacle idéologique : il s'agissait bien de coloniser la Palestine mais pas pour en exploiter les habitants. Les dirigeants qui portaient dans leur tête le schéma classique de colons exploitant les indigènes devaient renoncer à leur vision. C'est une colonie de type nouveau dans laquelle non seulement il fallait déposséder l'indigène de sa terre mais dont il fallait le chasser. C'était une colonie, certes, mais juive et, à aucun moment, la présence des Arabes ne devait constituer une menace sur le caractère juif de ce nouvel Etat et encore moins constituer un danger démographique. Voilà la doctrine de base. Le pourcentage acceptable était un rapport de 20% d'Arabes pour 80% de Juifs. L'objectif ne variera pas au cours des décennies qui suivirent les quelques mois pendant lesquels le nettoyage atteignit les cimes du crime : entre les mois de décembre 1947 à mars 1948 et une prolongation jusqu'en 1949. Mais ce pic ne constitue que le modèle achevé de la cruauté. Tous les dirigeants israéliens continueront à appliquer la doctrine judaïsant les territoires, villes et campagnes, avec la même détermination, la même volonté froide, avec les mêmes arguments et avec les mêmes massacres de femmes et d'enfants, de destruction des vergers et des cultures, le même oubli jeté sur l'histoire palestinienne des lieux conquis, etc. Ce nettoyage ethnique a été racial, culturel, religieux et il continue. L'appel de Tzipi Livni aux Arabes israéliens pour qu'ils admettent le caractère juif de l'Etat d'Israël présage une nouvelle campagne d'épuration. Elle a fait cette déclaration quelques jours après le discours de W. Bush à la Knesset. Il avait affirmé le caractère juif de l'Etat d'Israël. Tout le monde avait compris qu'il bénissait une proposition israélienne d'envoyer les Arabes israéliens vers les territoires de M. Abbas ou vers des pays arabes contre compensation financière. Ilan Pappe n'écarte pas un scénario de ce genre. Il rapporte le consensus général en Israël sur le danger démographique palestinien dans les territoires annexés. Il montre combien les responsabilités internationales sont lourdes sur ce dossier et combien ce crime bénéficie de complicités pour le taire. Mais Ilan Pappe écrit que cette réalité du crime et du nettoyage ne pouvait rester indéfiniment ensevelie. Il a pris l'immense et l'énorme responsabilité de le décrire en détail et sous toutes ses facettes dans un livre qu'on referme en se disant simplement : cet homme ! Quel courage ! Quel courage d'aller à contre-courant de toute sa société, de toute sa communauté, d'appeler au retour des réfugiés et à la réparation du crime. Mais pas seulement le courage. Ce livre est un modèle de travail scientifique et de méthodologie historique et je ne parle pas de son intérêt immédiat pour les débats actuels et pour tous les Algériens qui s'intéressent à la politique. Parfois les faits sont tellement durs que le lecteur a de la peine à poursuivre, mais il y apprend tant de choses essentielles, capitales sur le fonctionnement de l'intérieur d'une idéologie, d'une politique de domination et des institutions et des hommes qui les portent que l'intérêt et l'envie de comprendre l'emportent. Il frappe, en plus, la propagande sioniste en enlevant aux criminels l'argument de l'antisémitisme et de la haine du juif pour faire taire les critiques. La brèche est immense et seul un homme honnête, profondément honnête pouvait trouver en soi la force de dire la vérité contre les siens. Mais déjà, en la disant, il est aussi palestinien. M. B. * Le Nettoyage ethnique de la Palestine (éditions Apic, 2008, 389 p. 800 DA) par Ilan Pappe, professeur d'histoire à l'université Exeter (Grande-Bretagne)