Des chemins et des hommes mérite la qualification de livre exceptionnel. La vie, l'itinéraire, l'engagement politique précoce puis la mort héroïque de Noureddine Rebah dans les maquis de Bouhandès sont à la source de ce livre. Mais en menant ses recherches têtues, patientes, tenaces, Mohamed Rebah a croisé d'autres engagements et d'autres vies exemplaires liées à celle de Noureddine. Quelques-unes portent des noms devenus symboliques par les charges très fortes qu'elles véhiculent, en dépit, parfois, d'un certain oubli. Mohamed devait, et il nous le dit simplement, parler de son frère, entretenir son souvenir, nous dire quelles difficultés il avait affrontées et comment il est mort. Mais en lisant ce livre -il est inutile et impossible de résumer la vie de Noureddine ou de Mustapha Sadoun- le lecteur découvre un sens de la minutie, du détail, de la précision et de la vérité historique qui emmènent Mohamed Rebah à nous restituer non seulement la vie de Noureddine et Mustapha Sadoun mais à nous replonger dans la vie tout court de cette époque. Pour donner un seul exemple de cette exceptionnelle qualité, Mohamed donne la liste des footballeurs du Mouloudia d'Alger qui ont rejoint le maquis de la région de Cherchell. Ce n'est pas une simple liste qu'il nous livre. C'est toute la longue préparation souterraine ou publique du 1er Novembre qu'il livre en une seule image. Nous retrouvons cette longue préparation avec Mustapha Sadoun dont la biographie ouvre le livre. Né à Cherchell au début du siècle, en 1918, Mustapha est happé par la condition coloniale et par la politique dès l'école. Il est inscrit à l'école indigène mais son intelligence lui vaut l'intérêt de son maître et passe à la section réservée aux Européens. Rien de plus. Mais juste avec ce souci du détail, Mohamed nous retrace en quelques lignes l'atmosphère de racisme qui refoule les Algériens en dehors de toute espérance. Tout au long de son texte, Mohamed nous peint le tableau social, économique, politique, culturel de cette Algérie de la première moitié du siècle sans nous dévier de la ligne directrice du livre qui reste principalement la biographie de Mustapha Sadoun et Noureddine Rebah. La dure condition des Algériens exclus et réprimés, le racisme qui les frappe de l'école à l'armée, la survie impossible sur des lopins de terre, dans les fermes des colons, dans les docks ou les usines, les stratagèmes des sergents recruteurs qui enrôlaient au kilogramme la chair à canon pour l'Indochine, la victoire sur le fascisme qui se traduit par la répression des aspirations nationales du peuple algérien. C'est bien ce que découvre Mustapha à son retour de la guerre : son frère emprisonné pour une manifestation des Amis du Manifeste et de la Liberté puis une condamnation à mort en compagnie du futur colonel Ouamrane. Mais c'est aussi pour Mustapha Sadoun l'entrée dans la lutte pour la libération des détenus et leur amnistie qui le mènera à l'adhésion au Parti communiste algérien. Cette période d'après-guerre, Mohamed nous en rend toutes les nuances et toutes les espérances. Les nuances, c'est ces luttes multiformes dans lesquelles des démocrates ou des communistes européens joueront un rôle important pour les premières implantations syndicales et les premières luttes démocratiques, notamment pour la libération des détenus et l'amnistie pour les condamnés à mort. Mustapha organisera le comité de soutien aux dirigeants et aux militants de l'OS emprisonnés à Blida. Il connaîtra d'ailleurs Ben Bella en cellule et partagera avec lui son modeste couffin. Cet engagement au PCA lui permettra de connaître en profondeur la Mitidja mais aussi toute la région qui va de Cherchell à Ténès. Ces luttes et cette connaissance du terrain social et politique faciliteront grandement la tâche quand il s'agira d'implanter les maquis et parfois d'éviter certaines erreurs. Quand Mohamed Rebah parle de la phase initiale d'implantation des maquis, le rythme monte dans le texte. Les noms et les acteurs se multiplient comme si la moisson arrivait enfin après tant de luttes et de travail. On sent littéralement une entrée de forces dormantes ou inattendues -comme celles d'anciens engagés d'Indochine- sur l'avant-scène. Sur la seule préparation des maquis, Mohamed nous donne une leçon d'implantation dans laquelle Sadoun a joué un rôle décisif par sa conscience et sa pratique politique. A côté de ce travail de Sadoun et de ses compagnons, le maquis rouge paraît avoir fait au minimum d'amateurisme malgré le courage et la sincérité de ses combattants. Existe-t-il un livre qui a montré l'importance du travail d'approche, d'extensions progressives à partir d'une base sûre, la combinaison patiente entre travail politique et militaire, dans un cas concret ? En tout cas, le lecteur le trouvera dans le livre de Mohamed Rebah. Le lecteur sent bien, d'ailleurs sans que Mohamed insiste là-dessus, que le travail politique a été décisif dans cette région. Et le cas de la tribu de Beni Tlakhikh devenue hostile à cause d'une erreur culturelle. Nous découvrons une histoire de ce maquis de l'intérieur grâce à l'œil préparé et exercé de Mustapha Sadoun. Ce dernier s'en tirera dans ce maquis. Quelques responsables l'auraient volontiers exécuté pour appartenance au Parti communiste et «pour travail fractionnel» malgré sa bravoure au combat, sa connaissance du terrain et sa contribution décisive dans la réussite de l'implantation. Il doit, certainement, d'avoir survécu au respect et au soutien de la population dont il a partagé les luttes auparavant. Cette haine des communistes amènera des responsables locaux à procéder à son enlèvement pour le liquider. Il s'en sortira encore une fois vivant. Mohamed aborde en deuxième partie la vie de son frère Noureddine, bien plus jeune que Mustapha Sadoun. La vie de Noureddine reste l'exemple de ce que la jeunesse algérienne pouvait donner, une fois dépassé et amorti le choc de la défaite et de la conquête. C'est un concentré de culture, d'intelligence, d'engagement. Il est le prototype de ces hommes qui allaient soulever l'Algérie sur leurs épaules et leur engagement. On sent bien qu'au-delà de son appartenance politique communiste, Noureddine portait les valeurs de résistance de notre peuple. Sa biographie nous laisse un sentiment d'avoir affaire à la droiture, à l'intégrité, au courage, à la générosité. Un parti vous donne la formation politique, pas vos qualités. Les qualités, on les tient d'une éducation familiale, d'une atmosphère familiale, d'une transmission qui les décuple. Comme s'il devait encore aujourd'hui faire le deuil de son frère, Mohamed Rebah commence à parler de lui par sa fin à Bouhandès. Il prend le chemin inverse d'une biographie classique. C'est finalement un bon choix d'avoir retenu cette démarche. Si l'on devait mesurer la guerre de libération à l'héroïsme et aux faits guerriers Noureddine serait plus qu'un exemple. Il appartenait au célèbre commando Khodja. Il avait montré une bravoure au combat. Toujours avec sa minutie Mohamed livre quelques noms de maquisards. Des lycéens, des étudiants, des militants éprouvés dans les luttes. Dans ce cas aussi Mohamed Rebah va au plus infime détail qui permet au lecteur de visualiser littéralement le lieu du combat, de le voir se dérouler. Il réalise une reconstitution. Mohamed reprend la vie de Noureddine en octobre 1955. Noureddine vient d'intégrer un groupe des Combattants de la Libération alors qu'il travaillait comme maître d'internat à Tizi Ouzou. Mais il avait grandi à Saint-Eugène (Bologhine) au quartier de la Poudrière. Il a pu y entretenir des relations très diversifiées, fortement marquées de cette culture citadine renaissante sur tous les plans, une culture d'éveil aux nouvelles données du pays. Mais d'abord Noureddine est un militant. Il connaît une pléiade d'artistes, de comédiens, d'interprètes. Il quittera ce monde «confortable» pour l'inconnu et les dures conditions du maquis. Il y montrera bien d'autres qualités que celle du courage et de la bravoure. Sa formation politique servira au maquis tout autant que sa jeunesse et sa force. Dans la région de Theniet El Had il arrive à convaincre un caïd, après plusieurs jours de discussions, de rejoindre la lutte de libération. Cela aura des répercussions extraordinairement positives pour le maquis naissant de la région de l'Ouarsenis. Cette méthode ne devait pas convenir à tous les responsables politico-militaires. Elle était le signe d'un dirigeant hors normes. Son expérience dans l'UJDA et dans les luttes politiques lui avait donné ce sens aigu de la nécessité de gagner de nouvelles forces à la révolution, d'élargir ses bases. Cela lui vaudra des moments d'isolement, des tentatives de l'écarter ou même de le séduire par des propositions de formation. Jamais Noureddine ne voudra quitter les maquis malgré les problèmes et les risques. Le lecteur découvrira un homme fait de l'étoffe des héros. Mais il découvrira aussi ce destin singulier des communistes algériens qui gardèrent intactes leurs convictions politiques, leur idéal de justice tout en se partageant avec loyauté et sans restriction la vie et le combat de leurs compagnons de maquis. Mohamed Rebah s'intéresse peu à cet aspect des choses. Il ne part d'une position idéologique ni ne défend une cause idéologique. Il s'intéresse à des hommes et à leurs chemins. Ils ont pris aussi ces chemins de la liberté parce qu'ils étaient communistes. D'autres les ont pris parce qu'ils étaient nationalistes ou ne les ont pas pris parce qu'ils ont choisi dans le camp nationaliste le mauvaise voie. Alors quoi qu'on en dise, voilà leur vie et aucune mauvaise querelle idéologique ne peut gommer la vie de ces communistes là. Pour le reste, la préface d'Ahmed Akache, superbe d'intelligence et de clarté amène quelques réponses nécessaires. Il nous suffit à nous lecteurs que Mohamed a fait d'un acte de mémoire un véritable acte d'écriture de l'histoire. Ce n'est pas une mince affaire et c'est un tour de force de s'élever d'un devoir personnel, si profondément subjectif que parler de son frère pour aborder la sérénité de la vérité historique. Mais Mohamed Rebah a aussi écrit un livre et il faut bien parler de son écriture. Car elle est remarquable de simplicité, de fluidité, de limpidité. Le lecteur en ressent une agréable impression de confort. La construction ne laisse place à aucun trouble dans la compréhension du texte, aucune difficulté à suivre le texte. On peut parler de texte ludique. Pour les connaisseurs, c'est évidemment la manière la plus difficile d'écrire le français le plus élaboré. Ces connaisseurs reconnaîtront la «marque de fabrique» d'Alger Républicain dont le credo était que tous puissent à le lire et à défaut le comprendre. Mohamed Rebah a fait longtemps partie de cette équipe de journalistes qui écrivaient avec en tête, le fellah, le docker, le manœuvre, l'ouvrier agricole qui se serait fait lire le «journal pas comme les autres» par un fils scolarisé, un voisin, un ami… Pour réaliser cette performance, celui qui écrit doit maîtriser au plus haut son sujet, savoir séquencer l'information pour ramener les questions les plus compliquées à leurs éléments simples, savoir trier dans les informations rassemblées pour détecter le fait dans l'anecdote -ce qui n'est pas une mince affaire- et savoir choisir le fait, même le tout petit fait qui parle au-delà de l'auteur. Qui parle de lui-même. Cela ajoute du plaisir à la connaissance. Et cette façon d'écrire rapproche le travail d'historien du travail de romancier. On le lit comme un roman et on le voit comme un film. Un cinéaste n'aurait aucune difficulté à l'adapter. Ce livre est donc une pleine réussite. Les lecteurs intéressés pourront d'ailleurs rencontrer l'auteur à la séance dédicace de ce prochain samedi après-midi à la libraire Mille Feuilles, son éditrice. M. B.