Photo : S. Zoheir Par Mohamed Bouhamidi «Je suis fier de mon algérianité.» La déclaration est de Rafik Saïfi à un titre de la presse sportive algérienne. En une petite phrase il désigne un autre niveau du débat aux analyses de la ferveur qui a entouré notre équipe nationale dès sa victoire en terre zambienne. Car cette ferveur phénoménale continue de s'exprimer et de susciter articles et analyses. Curieusement, ces analyses continuent de faire l'impasse sur le phénomène antérieurement au choc du Caire. En fait, elles continuent la polémique puis les agressions sciemment provoquées par les médias égyptiens suivis par des nervis pour des buts politiques internes. Il faut bien rappeler que ces buts ne sont pas immédiatement apparus pour notre presse et pour quelques responsables qui tenaient les dépassements égyptiens pour le résultat du simple chauvinisme et de l'irresponsabilité des animateurs de télés en mal d'audience. La première réaction de notre presse a été plutôt de répondre aux inqualifiables atteintes à notre histoire, notre culture et nos symboles. Un moment, le jeu de miroir a entraîné une bonne partie de notre presse dans le jeu d'un «divorce à l'égyptienne». Il est vrai que les animateurs de la campagne égyptienne sont entrés dans une sorte d'«état second», de délire mégalomaniaque, d'une transe dans la dévalorisation hystérique de l'«autre», de son rabaissement. Ils n'auraient certainement pas produit ce délire d'auto-glorification s'ils ne s'étaient pas sentis, eux-mêmes, atteints dans l'image de supériorité qu'ils s'étaient construite comme compensation à leur rôle perdu de leader arabe de l'époque nassérienne. Ils ont donc frappé là où cela fait mal : le prestige d'une révolution libératrice et de ses martyrs, les symboles de la nation et cette question d'identité(s) qui nous a entraînés vers les abîmes que tout le monde connaît. Ce sentiment de supériorité a connu sa pleine expression dans une chaîne télé juste après le match de Khartoum sur laquelle un animateur se consolait en disant au bord des larmes : «Il nous suffit d'être le plus grand pays arabe, le premier peuple arabe, que notre culture domine le monde arabe» et le reste à l'avenant. Les termes de baltaga et de baltaglia étaient tellement intrigants qu'il fallait chercher le sens exact de ces mots. Leur signification laisse tout aussi pantois quand on le découvre : le baltagui, c'est l'impudent, le petit qui prétend jouer dans la cour des grands, la personne qui a perdu le sens de la mesure et de sa place exacte. On pourrait le traduire par un : «Comment oses-tu, prétentieux ?» Ce sentiment de supériorité devait être réellement fragile pour qu'il se fracasse sur un match de foot. Connaissez-vous de grandes puissances qui se sentent anéanties ou dévalorisée par une défaite sportive ? Elles ont bien d'autres motifs de fierté que des titres prestigieux dans le sport même. Elles le recherchent bien sûr mais pour confirmer leur statut de puissance pas pour le créer. Bien sûr, il faut reprendre l'explication politique qui nous a permis de comprendre la nature du complot qui a entouré notre équipe nationale et elle nous a permis de bien cadrer le problème et de rompre avec le jeu de miroir qui nous menaçait dans notre intelligence des faits et dans la riposte. Mais cette manigance politique du clan des Moubarak ne pouvait pas jouer à ce point sur le plan émotionnel de ces élites artistiques et médiatiques si un terrain favorable ne l'accueillait pas. L'hypothèse que ce sentiment de supériorité égyptienne créé de toutes pièces depuis Sadate s'accompagne en réalité d'une profonde culpabilité. Rappelons que ce sentiment a été construit pour faire passer l'image d'un régime égyptien intelligent qui a su composer avec la réalité du Moyen-Orient et abandonner les chimères de peuples et de régimes primitifs dans leur rapport à la question palestinienne. Ceux qui suivent régulièrement les chaînes d'info arabes savent combien les élites égyptiennes restent sur la défensive dès qu'il s'agit des grandes questions arabes. Elles sont tout le temps obligées de justifier des positions d'autant plus incompréhensibles qu'elles s'accompagnent de la rhétorique d'une fraternité arabe introuvable, d'une prétention au leadership sans preuves de résultats, etc. Ces chaînes et notamment El Jazzira ont enlevé aux Egyptiens le monopole de l'image arabe. Il faut entendre les arguties et voir les contorsions des invités égyptiens pour comprendre à quel point leur image est mise à mal. Deux moments ont été importants dans ce processus de dégradation de l'image égyptienne : l'agression contre le Liban mais surtout, surtout l'agression contre Ghaza. Au cours de la première, la diplomatie qatarie a surpassé et de loin la diplomatie égyptienne. Une puissance régionale est née avec pour seule arme pratiquement une chaîne télé. Pour Ghaza, il n'est nul besoin de reprendre les faits. La complicité avec une guerre de terreur contre les civils est apparue à tous. En dehors de la question strictement politique de savoir pour qui roule le régime égyptien, il faut s'intéresser au télescopage entre l'image d'intelligence politique et stratégique que veulent se donner ces élites égyptiennes et l'image de trahison que leur renvoient ces télévisions. Car ces élites savent bien que sous le cosmétique de leurs discours, il s'agit bien d'une trahison y compris sous l'aspect strictement humain de la tragédie de Ghaza qui a bouleversé le monde entier et qui restera dans les mémoires comme le plus grand camp de concentration de toute l'histoire humaine. Et le mur souterrain n'arrangera pas les choses. Nos supporters, même «baltaguias» ont parfaitement compris cela en brandissant une banderole sur Ghaza, des drapeaux palestiniens, et en scandant des slogans de soutien aux Ghazaouis. Ils ont vraiment frappé là où cela fait mal aux Egyptiens, frappé sur la réalité de leur hypocrisie «arabe». Cette hypothèse du sentiment de culpabilité a aussi le mérite de rendre compte de l'extrême violence de leurs propos et de leurs comportements à l'endroit d'une Algérie qui leur opposait, sans agressivité ni désir de nuire, l'image d'une révolution réussie, d'un autre comportement face aux volontés de domination étrangère. Le langage colonial qu'ont retrouvé les élites égyptiennes –elles ont parlé comme les colons en nous traitant de barbares en besoin d'arabisation et d'islamisation comme les autres ont parlé de nous civiliser– n'est qu'une compensation fantasmatique à la régression de leur influence et de leur rôle dans le monde arabe. Le processus qui a pris naissance en Algérie après le match en terre zambienne est totalement différent. Tous les malheurs vécus par notre pays, et qui ont été détaillés dans d'autres articles, ont rendu difficile pour tous d'afficher une «fierté algérienne». Cette difficulté a été immense pour nos expatriés non pas qu'ils avaient honte du pays mais pesait sur eux le regard des autres qui nous voyaient à travers le prisme du terrorisme, le prisme de la terre du chaos, etc. Toute image de soi est beaucoup dans le regard des autres. Et ce regard nous avait infligé une profonde blessure narcissique. Nous n'avions rien à opposer et à présenter ; pas même la résistance héroïque et opiniâtre de notre société au cancer terroriste. Il aurait fallu pour cela que cette résistance soit reconnue comme telle alors que des campagnes solidement appuyées sur des médias dominants et sur des appareils d'Etat jetaient les pires doutes sur ces résistances. Quand on traite de milices des hommes ordinaires et simples qui se lèvent pour défendre leur famille, leur honneur, leur société, il faut prendre la mesure de cette adversité. Faisons-nous grâce des manœuvres, des manigances et des stratagèmes qui fleurissent au cours de cette période. Les gens qui parlent d'une solitude de l'Algérie face à sa tragédie ont beaucoup raison et les amis de notre pays se comptent sur les doigts d'une seule main. Même les paroles de ces résistants ont été dévalorisées d'une façon ou d'une autre, les paroles de ceux qui ont, au-delà du souci de sauvegarde de l'Etat national menacé, juste voulu que notre société survive avec sa culture, ses arts, son ancestrale tolérance, ses sources soufies et ses valeurs. Et pour bien mesurer l'effet de l'équipe nationale, il faut écouter nos expatriés, étudier leurs réactions, comprendre leurs émotions. Pour ce qui nous a été donné à voir, les mots sont limpides. Des mères de famille de la région de Marseille ont été le sujet d'un reportage. Pour le match retour contre le Rwanda, en plein mois de Ramadhan, elles ont tenu des réunions pour suivre le match ensemble, sans leurs maris mais avec leurs enfants. Elles se sont réparties les tâches par zone, par quartier, ont prévu les boissons et les gâteaux. Elles voulaient laisser leurs maris à leur besoin de voir la confrontation avec leurs copains. Pourquoi tout ce soin pour les enfants au-delà du devoir maternel ? Toutes les interviewées ont dit la même chose : «Nous voulons qu'ils voient leur pays.» C'était une autre image du pays, une image de l'effort et de la capacité. «Eh bien tu vois, ça c'est l'Algérie.» Il est tout à fait significatif que dans toutes les régions du monde où ils sont présents les Algériens ont commencé à afficher leur nationalité ou leur origine. Ils tenaient à devenir visibles comme Algériens. Nous montrions enfin, sur un terrain, celui du football, que nous étions capables de faire de bonnes choses et ce terrain est celui, cerise sur le gâteau, d'une passion universelle. Celui d'une visibilité universelle. Celui d'une compétition réglementée où normalement on s'affronte valeurs contre valeurs. C'est cela qu'a rapporté l'équipe nationale aux Algériens expatriés ou résidant sur le sol national : une immense et une inespérée réparation à cette blessure narcissique. Et cette réparation a commencé à agir bien avant les incidents du Caire. Dès la victoire en terre zambienne. D'Hydra aux confins de Baraki, toutes couches et classes confondues, ont exprimé leur joie et leur reconnaissance. Ceux qui, à ces moments, ont parlé du foot comme opium du peuple en reprochant aux gens de se mobiliser pour le foot et non pour la vie chère n'ont rien compris au phénomène. Outre qu'en Algérie le foot a, depuis sa naissance avec le Mouloudia, été un catalyseur et éducateur, ils n'ont pas vu à ce moment-là cette féminisation immédiate de l'espace foot par les femmes en hidjab ou non, cette présence des familles, cette ferveur. L'Algérie redevenait une valeur. Les gens l'ont bien saisi et ils ont fait un effort particulier pour les joueurs émigrés : «Qu'importe où le destin vous a mené, vous êtes nôtre !» Les joueurs émigrés l'ont ressenti au plus profond, ils n'étaient plus sans visibilité. Ils ont retrouvé une terre, une référence, un peuple. Tout le secret de leur hargne à vaincre, de leur côté guerriers se trouve là ! En réparant la blessure narcissique, cette équipe nationale a reconstruit une image Algérie, une demeure Algérie, une fierté Algérie, une visibilité positive et gratifiante. Parler d'un patriotisme retrouvé est dans ce cas une erreur de perspective, d'angle de vue. La fierté Algérie est un renforcement du sentiment patriotique qui existait, qui a continué à exister malgré tout et la ruée vers Khartoum en a été une parfaite illustration. Et la parfaite illustration que l'équipe était leur équipe. Sur le plan artistique, bien avant cette aventure du football, et dans «Algérie mon amour, Algérie pour toujours» un groupe d'artistes (dont Baaziz et Mohamed Amine et des chanteurs émigrés) ont chanté dans toutes les langues usitées, cette solitude, cette souffrance de l'Algérie et ce patriotisme et malgré tout «bladi nebghik, ya bladi oua mout aalik». Le régime égyptien et ses élites ont voulu arracher aux Algériens et à l'équipe elle-même ce retour à l'être algérien, cette renaissance de l'Algérie. Bien sûr, cela aura des effets positifs incommensurables si cette image restaurée n'est pas contrariée par des erreurs. Elle peut catalyser beaucoup de choses et ceux qui ont comparé la fête de la qualification aux fêtes de l'indépendance n'ont pas eu tort. Mais alors pas du tout ! Toute la différence avec l'Egypte est là : la hargne d'un régime décadent face à la volonté d'un pays qui se retrouve et s'élève de nouveau. Il reste à comprendre pourquoi l'Algérie n'est pas une identité mais une valeur. C'est déjà un autre débat.