Le Yémen, ce pays de plus de 23 millions d'habitants, est le plus instable et le plus pauvre des États arabes du Golfe. Le pouvoir yéménite veut à tout prix éviter une intervention étrangère qui ferait suite à son incapacité avérée à poursuivre et stopper les actes terroristes. Le président Ali Abdallah Saleh sait que la population nourrit un vif sentiment anti-américain. «Plus le président Saleh fera appel aux Américains, plus les tribus se placeront du côté d'El Qaïda… Les leaders d'El Qaïda que les Américains veulent éliminer sont originaires de ces provinces.» Ces dernières semaines, le gouvernement a lancé plusieurs opérations d'une ampleur inédite. Le 17 décembre, trois opérations simultanées prennent pour cible un camp d'entraînement, un refuge du mouvement et une base logistique dans la capitale. Bilan estimé : au moins 30 morts, dont plusieurs civils, et une vingtaine d'arrestations. Le 24 décembre dernier, de nouvelles frappes ont été menées contre une ferme de Shabwa, où les deux principaux cadres d'El Qaïda, Nasser El Wahashi et Saïd El Shihri, auraient trouvé refuge. Ces derniers s'échappent, mais l'opération fait une trentaine de victimes, dont El Awlaqi. Caractéristiques d'un Etat failli L'instabilité du Yémen n'est pas un phénomène récent. Il s'agit même d'une situation structurante depuis l'indépendance. Indépendante depuis 1967, la République démocratique et populaire du Yémen (Sud) a adopté un modèle de développement marxiste (nationalisations, réforme agraire, etc.). La République arabe du Yémen, proclamée en 1962, a, pour sa part, été déchirée par une guerre civile entre républicains et royalistes au cours des années 1960. La création de la République du Yémen, en 1990, fait suite à l'unification de ces deux États, après des conflits, suivis de pourparlers. Malgré l'adoption de compromis politiques visant à satisfaire les parties impliquées, des différends subsistent. La sécession du Sud, en 1994, est à l'origine d'une guerre civile qui se termine rapidement. Malgré des efforts de redressement, les controverses politiques et l'instabilité économique continuent de hanter le Yémen, un État dont la population vit dans une grande pauvreté.Le Yémen est doté d'atouts géographiques majeurs pour les réseaux terroristes : hauts plateaux difficilement accessibles, montagnes truffées de grottes et une position stratégique sur le détroit de Bab El Mandeb, qui permet de perturber la circulation maritime internationale. D'un autre côté, la pauvreté, l'analphabétisme et la forte croissance démographique yéménite sont autant de facteurs facilitant l'implantation de réseaux extrémistes. A cela s'ajoute le fait que le marché des armes, essentiellement entretenu par les tribus, est florissant et le pouvoir central absent de certaines régions. Sans compter la tradition locale de «guerre sainte», d'abord contre les Soviétiques en Afghanistan, puis contre les Américains en Irak. Ce n'est pas un hasard si la garde rapprochée d'Oussama Ben Laden a longtemps été constituée de Yéménites ou de Saoudiens, comme lui, originaires du Yémen. Le président Ali Abdallah Saleh est confronté à trois difficultés : deux rébellions au Nord et au Sud, des groupuscules terroristes, et un pouvoir qui manque d'unité, de légitimité et qui s'apparente davantage à une oligarchie. Rappelons que, dans le Sud, des manifestants continuent de défier régulièrement le pouvoir en réclamant l'autonomie. Cette revendication montre que le rattachement du Sud marxiste, l'ancienne République démocratique et populaire du Yémen, en 1990 n'a pas réellement créé de mécanismes d'intégration nationale. Preuve en est, la tentative de sécession des Sudistes en 1994, déclenchant une sanglante guerre civile. Dans le nord du pays, écrit Pierre Prier, la situation est encore pire. La guerre commencée en 2004 contre le mouvement «houthiste», inspiré par le zaïdisme, une version locale du chiisme, sous lequel les imams ont gouverné le pays jusqu'en 1962, tourne au désavantage du président Ali Abdullah Saleh. Les rebelles houthis, du nom de leur chef, Abdoul Malik El Houthi, se plaignent de discriminations sociales, religieuses et économiques et combattent les forces gouvernementales. La montée et la persistance de toutes ces agitations ne sont pas étrangères à l'incapacité des forces de sécurité à imposer et maintenir l'ordre. Des infiltrations et des complicités internes ne sont pas exclues. D'ailleurs, Samy Dorlian rappelle que l'évasion de la prison de Sanaa en 2006 de plusieurs dirigeants de la mouvance islamiste suggère la présence de complicités. La revue spécialisée Jane's abonde dans ce sens. Gangrenée par la corruption, l'armée est peu disciplinée et se méfie de ses soldats issus du Sud. D'où sa tendance à privilégier l'aviation et des supplétifs issus des tribus armées, pour lutter contre les «houthistes». Comme toujours, ces méthodes sont à double tranchant. D'un côté, les rebelles possèdent des missiles sol-air et peuvent donc infliger des pertes à l'aviation (destruction de deux appareils) ; d'un autre côté, le recours aux tribus composées de sunnites creuse le fossé entre sunnites et zaïdites. Sachant que ces derniers représentent un tiers des habitants, parmi lesquels le président Saleh lui-même, on imagine aisément les conséquences en termes de cohésion interne. L'AQAP Depuis plusieurs mois, les rapports des services de renseignements européens et américains signalent la menace croissante que constituaient les réseaux terroristes implantés au Yémen. La branche saoudienne d'El Qaïda, fuyant la pression des services de sécurité de Riyad, y a trouvé refuge. Fin août, c'est de la patrie ancestrale de la famille Ben Laden qu'est parti le kamikaze qui a faillit tuer à Djeddah le patron de l'antiterrorisme saoudien, le prince Mohamed Ben Nayef. Et comme le révélait le Figaro, le 18 novembre, un Français est actuellement emprisonné à Sanaa pour avoir tenté de franchir la frontière avec l'Arabie saoudite. Le président mobilise donc ses troupes, envoyant des milliers d'hommes dans ce qui est communément appelé le «triangle du diable». Il s'agit de trois provinces de l'Est et du Sud (Shabwa, Abyane et Maareb) où El Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP) multiplie les attaques depuis la fusion de ses branches yéménite et saoudienne il y a un an. Cette cellule a revendiqué l'attentat manqué du 24 décembre. C'est d'ailleurs dans cette région que le Nigérian Abdelmuttalab aurait été entraîné et préparé en vue de commettre l'attentat du vol Amsterdam-Detroit fin décembre 2009. Il avait également séjourné cet automne dans un centre de langues à Sanaa. Ces provinces abritent également une rébellion quasi sécessionniste. C'est pourquoi le ministre des Affaires étrangères, Abu Bakr El Qirbi, a réaffirmé mercredi que le Yémen restait opposé à toute implication directe de troupes étrangères dans le pays. Samy Dorlian, spécialiste du Yémen et enseignant à l'Institut d'études politiques (IEP) d'Aix-en-Provence, estime à la fin des années 1980 le début de l'implantation de l'influence de Ben Laden, d'origine yéménite par son père. Mais c'est surtout dans les années 1990 que la mouvance islamiste a commencé à s'intéresser à cet Etat de la péninsule arabique. Il rappelle qu'Abou Moussab El Souri, un des leaders d'El Qaïda, s'est inspiré des hadiths du Prophète selon lesquels il faut aller au Yémen, un pays «béni», «si les séditions éclatent». Samy Dorlian met en avant les complicités politiques locales qui remonteraient à l'unification du pays en 1990 et la domination des dirigeants nordistes. Ces derniers ont alors utilisé les membres yéménites d'El Qaïda, de retour de la première guerre d'Afghanistan, pour combattre les sudistes. A l'époque, El Qaïda n'est pas considéré comme un groupe de terroristes. Le pouvoir reste, malgré les tensions avec le Sud, aux mains des nordistes qui essaient d'intégrer les membres d'El Qaïda. Les attentats du 11 septembre 2001 changent la situation. Le gouvernement noue un partenariat avec les Etats-Unis pour lutter contre le terrorisme. Sanaa devient plus agressif envers El Qaïda et laisse notamment assassiner en 2002 son leader yéménite, Abou Ali El Harithi. La mouvance de Ben Laden se durcit alors jusqu'à la fusion de ses branches yéménite et saoudienne en 2009. A l'heure actuelle, le réseau comprendrait entre 300 et 500 membres.Selon Pierre Prier, la branche saoudienne d'El Qaïda a subi une défaite militaire cuisante grâce à la contre-attaque des services de sécurité. En janvier 2009, les derniers dirigeants se sont repliés au Yémen où ils ont fusionné avec la branche locale pour former El Qaïda dans la péninsule arabique. Ce nouveau réseau est dirigé par Nasser El Wahayshi, l'ancien secrétaire de Ben Laden en Afghanistan, qui s'était évadé d'une prison yéménite en 2006 grâce à des complicités parmi les gardiens. Depuis ce regroupement, de nombreux Saoudiens recherchés et d'anciens détenus de Guantanamo ont profité de la porosité de la frontière saoudo-yéménite pour rejoindre l'AQPA. «Ces dernières années, El Wahayshi a cherché à créer une infrastructure solide qui survive à la mort de ses responsables», explique le chercheur américain Gregory Johnsen, spécialiste d'El Qaïda au Yémen. C'est au Yémen, en août 2009, qu'a été organisée la tentative d'assassinat manquée du vice-ministre de l'Intérieur, le prince Ben Nayef, ainsi que récemment l'attentat raté du vol pour Detroit. Cette nouvelle base stratégique est menacée. Trente militants, dont deux dirigeants, ont été tués ces dernières semaines par des frappes aériennes yéménites, sans doute accompagnées de tirs de missiles américains. Les alliés de Sanaa L'Arabie saoudite a toujours été impliquée dans les affaires yéménites, déjà du temps des deux Yémens. Par ailleurs, la guerre civile, qui a déchiré le Yémen du Nord dans les années 1960 entre royalistes et républicains, a vu l'intervention des Saoudiens en faveur des royalistes, tandis que l'Egypte soutenait le camp adverse. A l'heure actuelle, la rébellion houthiste du nord du Yémen, d'obédience chiite (zaïdite), a franchi la frontière internationale, longue de 1 500 km, et pris le contrôle du mont Doukhane. Riyad décide alors de s'impliquer au nom de la défense de l'intégrité de son territoire, utilisant la supériorité de son armement et le blocus maritime aux abords des côtes yéménites, contrôlées par les houthistes, pour les empêcher de réceptionner de nouveaux équipements militaires. L'Arabie saoudite accuse les rebelles houthistes de bénéficier du soutien de l'Iran, sans pour autant corroborer ces accusations par des preuves. A défaut de justifier son intervention par des preuves, l'Arabie saoudite enregistre ses premières pertes. Officiellement, Riyad annonce 73 tués, 26 disparus et 470 blessés entre novembre et décembre 2009. Selon une récente analyse de la revue de défense britannique Jane's, l'Arabie saoudite, confrontée à des rebelles bien armés et maîtres dans l'art de la guérilla, n'aura pourtant d'autre choix que d'«augmenter son soutien financier et militaire au gouvernement de Sanaa». Cela dit, d'autres auteurs corroborent la thèse de l'implication de l'Iran qui chercherait à faire diversion et à engager une troisième guerre par procuration, en plus du Hezbollah au Liban et du Hamas à Ghaza. L'implication directe de l'Arabie saoudite n'est pas sans risques. Près d'un million de Yéménites vivent en Arabie saoudite, dont une large partie appartient à la même mouvance idéologique que les houthistes. D'un autre côté, des Saoudiens vivent dans les provinces de Jizan et de Najaran, frontalières du Yémen, dont un million d'ismaéliens (branche chiite), formulant des revendications jugées non prises en compte par le royaume. L'enjeu stratégique de cette frontière est accentué par la présence des gisements de pétrole dans la province orientale du Hasa, où les chiites sont majoritaires. Parmi eux, une branche contestataire. Les Etats-Unis ne sont pas en reste. Selon le New York Times, ils ont, depuis un an, ouvert au Yémen un troisième front, contre le réseau El Qaïda, y envoyant notamment des forces spéciales afin d'entraîner des militaires yéménites. Citant un ancien haut responsable de la CIA, non identifié, l'agence américaine a envoyé au Yémen, il y a un an, plusieurs agents de terrain expérimentés dans le domaine de l'antiterrorisme. Ne cachant pas son inquiétude, le président américain est décidé à éradiquer le groupe El Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP). Aussi les Etats-Unis ont-ils promis d'augmenter sensiblement leur aide militaire et économique à ce pays et de fournir au gouvernement tout ce qu'il demande. Le commandant des forces américaines en Irak et en Afghanistan, le général Petraeus, s'est rendu sur place et a annoncé le doublement de l'aide à 70 millions de dollars en 2009. John Brennan, le conseiller antiterroriste du Président, a, pour sa part, déclaré que les États-Unis n'avaient aucune intention de déployer des troupes «pour le moment» au Yémen. Les Etats-Unis ont mené des attaques aériennes en utilisant des drones (avions sans pilote). D'autres raids sont à prévoir. Mais le problème dépasse les frontières du Yémen, avec des ramifications en Somalie et en Arabie saoudite.Le Royaume-Uni se joint déjà aux États-Unis et formera notamment une unité spéciale antiterroriste et protégera les frontières. Un sommet consacré au Yémen aura lieu le 28 janvier à Londres afin de soutenir les efforts antiterroristes du président Ali Abdallah Saleh.Mais la question qui se pose est la suivante : quelle efficacité les mesures prises auront-elles au regard des insuffisances dont continuent de souffrir les services de renseignements, notamment américains ? Le propre père d'Umar Farouk Abdulmutallab, le jeune Nigérian qui a réussi à s'embarquer avec des explosifs, avait alerté l'ambassade américaine. Comment se fait-il que cette information n'ait pas été prise en compte et transmise à qui de droit ? Plus que la collecte de l'information, son traitement est clairement mis en cause. Le président Obama l'a d'ailleurs vertement exprimé. Le 11 septembre avait déjà été le fruit de graves dysfonctionnements. Huit ans après, le problème n'est pas résolu. Est-il raisonnable de penser qu'il sera, en transposant sa résolution dans la gestion du terrorisme, labélisé El Qaïda ? L. A. H.