Dans toute l'œuvre de Nina Berberova, l'exil occupe l'essentiel de ses préoccupations et est la source même de sa féconde création romanesque qu'irrigueront et le souffle humain et l'intelligence de la forme de cette âme éprise de liberté et de quête inassouvie. Une vie traversée par les affres d'une existence barbelée, souvent ponctuée par les épreuves de l'écartèlement et le dépouillement. Elle écrivait à juste titre dans sa célèbre autobiographie, C'est moi qui signe : «Les malheurs de mon siècle m'ont plutôt servie : la révolution m'a libérée, l'exil m'a trempée, la guerre m'a projetée dans un autre monde.» Le destin de cette femme aura résumé le parcours de tout exilé partageant la tourmente et l'amertume des diverses difficultés que puisse vivre un exilé. Elle retrace aussi des parcours singuliers de l'intelligentsia russe oppressée par la sauvagerie de Staline qui a expulsé massivement toute la force intelligente de la Russie. Le cahier tragique de cette sombre page d'histoire a donné naissance à de puissantes œuvres artistiques qui, malgré les malheurs, se sont affranchies pour se consacrer totalement à la création. Belle revanche de l'intelligence sur l'absurde et la stupidité des totalitarismes. Gorki, Mandelstam, Akhmatova, Tsvetaieva etc. ont lourdement payé la folie de l'homme qui, «quand sa moustache rit, on dirait des cafards [Ossip Mandelstam]». Berberova fait partie de ces milliers de personnes poussées à l'exil, traquée par l'étranglement du système barbare de Staline. Elle s'exile avec l'aide du poète Khodassevitch, d'abord à Prague, en Italie où ils rejoignent Gorki, puis à Paris. Cette dernière et longue escale était difficile, car même travailler ne leur était pas permis. Le «statut» d'apatride les en empêchait. Dans la boue de ces déchirements, rien n'est nécessaire que d'ouvrir grand sa poitrine et vomir le sang noir sur des cahiers que la mémoire gardera. Ecrire devient l'acte même de vivre et presque l'ultime ressourcement de respirer. Le Roseau révolté est né de cette douloureuse expérience d'exil, des histoires faites «de gloire, de misère, de folie et de boue», disait-elle. Ayant accompagné son amoureux suédois (Einar) qui ne supportait plus de vivre en France en guerre, elle revient continuer à vivre et à soutenir son oncle Dmitri Guéorduiyévitch, un vieux savant russe qui incarne l'émigration russe en France. Elle, la narratrice, une jeune Russe, vit dans l'espoir de retrouver son amant suédois dans le climat délétère de la guerre et d'une quotidienneté affligeante. Elle écrit à ce propos : «J'étais incapable de voir plus loin. Elle n'était pas près de se briser, la bouteille de verre épais et sombre où je me trouvais et d'où, lui, allait sortir. Viendraient des journées d'automne, puis d'hiver, les noires nuits de guerre où je serais seule.» Journaliste, elle abandonne son métier pour se consacrer aux soins et au ménage. Dans une vie sordide et monotone, les choses ne sont pas si simples, elle écrit : «Souffrance du monde entier, mais aussi souffrance russe. J'y ajoute la mienne, une goutte minuscule qui est la plus immense de toutes.» Les seules visites qui ont eu lieu pendant les quatre années d'occupation sont : un général avec son aide de camp, un ami médecin, «deux grands gaillards» galonnés pour une perquisition et des policiers français pour arrêter le vieux savant. Quelques années plus tard, un éditeur suédois propose une biographie de la narratrice. Elle accepte et désire rencontrer son amant. Quand elle part lui rendre visite, elle trouve un autre nom dans la boîte aux lettres, le nom de l'épouse. Coïncidence. La veille de son départ, elle rencontre son amant et décide de le rencontrer seul. Sans résultat, elle lui reproche cette attitude tout en continuant de l'aimer. Puis, elle rentre à Paris. Des lettres pleuvent d'Emma, la femme d'Einar l'invitant à passer quelques jours à Venise en compagnie du docteur Mattis et de Mario, un vieil ami d'Emma. Une fois retrouvés, elle a bien compris qu'elle n'est qu'un piètre jouet fabriqué par Emma et ce, afin de satisfaire ses amours. Même déçue, elle continue à l'aimer : «Ma vie était remplie d'un amour désespéré pour lui, un amour qui m'empêchait d'envisager mon avenir, qui faisait sur mes jours et mes nuits un fardeau de pierres dont je ne pouvais, ou peut-être, ne voulais me débarrasser». Elle erre, scrutant les moindres strates de souffrance et d'ambiguïté. Elle préfère parler d'un no man's land ; elle écrit : «Dans ce no man's land où prévalent la liberté et le mystère, adviennent, parfois, des choses étonnantes. On y rencontre des hommes qui se ressemblent, on relit un livre avec une acuité particulière, on écoute une musique comme jamais on ne l'avait entendue. Là, à la faveur du silence et de la solitude, on est parfois traversé d'une pensée qui changera notre existence, nous sauvera ou nous perdra.» Le substrat autobiographique inonde sa fiction, aussi quelques éléments de sa vie ne sont pas superflus pour saisir tout le sens des récits, très souvent autobiographiques ; son œuvre retrace l'itinéraire de cette exilée que les cahotements n'ont point affaiblie. Des échos surgissent par-ci par-là comme par exemple «l'autre guerre» comme pour rappeler le désastre qui l'a poussée à quitter son pays ou les souvenirs que sarcle cette ville. Ainsi, toute l'armée littéraire de la Russie revient et parle à l'auteur du Laquais et la Putain : «Maintenant, je regardais défiler les arbres du quai, me disant cette fois : Combien de souffrance il y eu et combien y en aura-t-il encore, de souffrances russes, en particulier, et la mienne ! Tourgueniev avait souffert rue de Douai, Dostoïevski dans un hôtel du boulevard Saint-Michel. Un poète oublié, auteur des Lignes sur le fleuve qui s'attarde dans son plus vaste méandre, s'était suicidé, bien avant l'autre guerre. [J'ai visité sa tombe, la pierre est toujours là, envahie par un buisson de roses sauvages]. Un peintre égaré dans des capitales européennes [quelqu'un garde-t-il seulement le souvenir de son nom ?]- et qui disait [Je maudis ce pays mais j'y reste]- avait avalé des cachets et on ne l'avait pas sauvé. A cela, s'ajoutait, à l'instant où nous montions vers l'Opéra, ma souffrance à moi, la plus petite et la plus grande.» Le Roseau révolté est l'allégorie même de la résistance. Même s'il fléchit, il ne se casse point. Il résiste aux abrupts vents et triomphe des tempêtes. Car, comme l'a si bien écrit sa compatriote Anna Akhmatova,: «Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur terre, c'est la tristesse, et ce qui restera c'est la Parole souveraine.» Il n'y a que la parole qui reste et perdure. C'est, là, l'absolue bataille de l'homme. Elle fraie le chemin à la liberté libre dont nous parlait Rimbaud. Et aussi rassure du chant de l'oiseau inconnu de Char. A. L.