Au lendemain de l'indépendance et jusqu'au années 1970, le nombre de salles de cinéma que comptait l'Algérie dépassait de très loin celui des deux pays voisins réunis. A cette époque, aller au cinéma faisait partie du programme de sortie des familles algériennes. Des films, il y en avait pour tous les goûts. Les sexagénaires vous parleront avec une triste nostalgie de la magie des salles noires et du grand écran, des placeuses, des vendeurs d'esquimaux et des mille et une astuces (faire l'homme-sandwich pour annoncer le film à l'affiche, exécuter de menus travaux pour quelques sous, resquiller…) afin d'accéder au sanctuaire du 7ème art. Aujourd'hui, il ne reste plus que le souvenir de ces somptueuses salles héritées de l'occupant français qui, convaincu qu'il ne partirait jamais de ce pays, les avaient construites pour ses ressortissants, dans les quartiers européens. Comme il a d'ailleurs construit les théâtres, les routes et toutes les infrastructures devant lui permettre d'asseoir confortablement sa mainmise sur l'Algérie, son peuple et ses richesses. Les salles de cinéma, dans la capitale comme ailleurs à travers le pays, ne sont plus aujourd'hui que l'ombre d'elles-mêmes. Des structures sans âme ni vie. Des squelettes. La révolution culturelle à l'ère du socialisme, qui a fait de la culture un secteur «politique», a mis ces salles, dont certaines avaient été nationalisées, sous autorité administrative et a confié leur gestion aux communes. Mais ces dernières, dirigées par des élus qui n'accordaient de l'importance qu'à la culture «institutionnelle» (commémorations et hommages), feront vite de s'en désintéresser. Les cinémas seront ainsi louées à des privés qui, soucieux de rentabiliser au maximum leurs baux de locations, s'interdiront tout investissement pour l'entretien des salles. Pis, ils débourseront le minimum pour les faire tourner à moindre frais avec des films bon marché et des projections épurées de toutes les commodités. Quand la vidéo arrivera, ils ne se donneront même plus la peine d'acheter des films cinématographiques. Ils projetteront des films vidéo et ne se gêneront aucunement de s'approvisionner sur le marché parallèle en vidéos pirates. Certaines salles ont été complètement détournées de leur mission et fonction originelles. Elles deviendront salles de fêtes, squats… Il aura fallu attendre les années 2000 pour voir l'Etat se pencher sur le sort des salles de cinéma et engager un processus de réhabilitation qui commencera par leur récupération et remise sous l'autorité de l'administration avant qu'elles ne soient restaurées. L'espoir de retrouver les salles sombres d'antan renaît avec cette nouvelle politique. Mais on ne tardera pas à déchanter. Le chantier marche à la vitesse d'un train de sénateur, quand il marche. Car de nombreuses salles sont fermées et laissées à l'abandon. Interrogé par l'APS sur les raisons de cette dégradation, Ahmed, vieux commerçant du quartier de Belouizdad (ex-Belcourt), pense qu'elles sont nombreuses mais que la plus importante est l'apparition de l'antenne de télévision parabolique qui offre un choix de films inépuisable tout en restant chez soi. Abdelkader, gardien dans un cinéma transformé en salle des fêtes, croit, lui, que ces espaces culturels, à Alger comme dans d'autres villes, «ont entamé leur déclin avec l'apparition de la vidéo qui permet de regarder les films de son libre choix et chez soi, en famille». Mme Rokia, institutrice dans une école à El Biar, estime, de son côté, que la commercialisation à grande échelle et bon marché des cassettes vidéo puis des CD et autres DVD et Dvix a signé la «descente aux enfers» des salles de cinéma. «Ce commerce très lucratif s'est fait aux dépens du cinéma. Le client pouvait et peut encore s'offrir le cinéma qu'il veut là où il veut», assène Mme Rokia. Pour le comédien et artiste algérien Abdennour Chelouche, la question «est beaucoup plus complexe que cela». Il la résume, historiquement, dans l'association de trois paramètres : la «négligence» des autorités locales pour tout ce qui touche à la promotion du cinéma, le «manque criant de soutien à la production cinématographique» et à la quasi absence d'une «éducation civique à même d'inculquer aux nouvelles générations l'amour de l'art en général, et du 7ème art en particulier». Plus tranchant, il constatera que les salles de cinéma sont tombées en désuétude, mises aux oubliettes, signant ainsi «la fin des plus beaux cinémas du monde arabe et de toute l'Afrique». Il y a aussi, à son avis, l'absence de soutien à la production cinématographique algérienne, ce qui a «sans doute contribué à la déperdition de ces espaces résultant d'un long processus de destruction qui a commencé bien avant l'apparition de la parabole et de la vidéo». En effet, une salle de cinéma n'est rien sans l'existence d'une industrie cinématographique productive et d'un marché (distribution) qui approvisionneraient ces salles en films. Autrement, on peut avoir les plus belles salles du monde sans que cela serve à rien. La parabole, la vidéo, le DVD et le home-cinéma ne sont en rien responsables de la mort du cinéma, salle et industrie, en Algérie. Ces supports et vecteurs sont bien apparus sur le marché du monde occidental bien avant qu'ils n'arrivent en Algérie, sans pour autant tuer le 7ème art. Ils ont peut-être réduit ses parts de marché, mais ne l'ont aucunement anéanti. Le drame du cinéma algérien est d'ordre politique, administratif et non technologique. C'est l'absence de stratégie, de vision et d'imagination qui a tué le 7ème art en Algérie et ruiné ses salles non les avancées technologiques. Le premier vice-président de l'APC d'Alger, Rabah Belaouane, est de cet avis. Pour lui, le déclin a commencé avec la dissolution de l'Office national du cinéma et de l'industrie cinématographique (ONCIC) qui, rappelons-le, a touché de nombreuses institutions culturelles et a été décidé par l'Etat quand il a appliqué les Plans d'ajustements structurels (PAS) établis par le Fonds monétaire international (FMI) pour permettre à l'Algérie de sortir de la crise des années 1990. En fait, précise-t-il, le secteur souffre aussi de l'absence de sociétés de distribution. Le responsable communal ajoute que la cession des salles de cinéma au profit du privé en 1983 a «aussi et largement contribué à la déliquescence des cinémas». Le même responsable rappelle que le programme communal de 1997 prévoit un plan de récupération progressive de ces salles dont Algeria, Chabab, Culture, El Khayam et Afrique qui seront placées sous la direction du conseil communal d'Alger. Ces espaces font l'objet de travaux de restauration. Mais à voir le sort de la salle Algeria, on ne peut que douter du devenir des autres salles. Rouverte il y a quelques années, elle n'a pas tardé à refermer ses portes pour travaux. Au risque de se répéter, récupérer, restaurer et rouvrir les salles de cinéma ne sert à rien en l'absence d'une industrie et d'un marché cinématographique d'abord et, tout aussi important, si ce n'est plus, d'une culture cinématographique qui, elle, s'acquiert par un apprentissage, une formation, un travail pédagogique. En somme, toute l'éducation d'une génération, d'une société qui nécessite l'implication de plusieurs acteurs et institutions. H. G.