Entretien réalisé par notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani LA TRIBUNE : Vous parlez beaucoup de l'Histoire, vous en êtes féru et, apparemment, vous n'êtes pas content de ce qui a été fait, qu'attendez-vous exactement ? Mahmoud Djedaiet : Oui, je suis outré et scandalisé quand on voit que les livres référence sur notre histoire sont ceux écrits par d'autres que des Algériens et lus par des Algériens. Prenons l'exemple de notre histoire contemporaine, notre glorieuse révolution, ce sont les livres de Benjamin Stora qui servent de référence. Je ne dis pas que ce n'est pas bien, je respecte beaucoup le travail qui a été fait par cet historien mais j'aurais tant aimé que ce soit nos intellectuels et nos chercheurs qui écrivent sur ce sujet. Il n'y a pas mieux qu'un Algérien pour écrire l'histoire de l'Algérie, c'est un devoir de vérité. Parce que ce qui a été écrit sur notre histoire l'a souvent été avec une vision, un point de vue étrangers parfois déformés et détournés pour servir des intérêts. Notre patrimoine est spolié et lapidé, nos intellectuels et nos hommes de culture sont inertes et inactifs. On a dit que chez nous le poisson meurt de vieillesse, je dirai que nos intellectuels meurent de paresse et je leur en veux beaucoup parce qu'ils ont abandonné saint Augustin, Apulée, Jugurtha, Massinissa, Bouamama, l'Emir Abdelkader, Amirouche, et la liste est longue. Ils ont été abandonnés dans les plis de l'histoire que d'autres décortiquent et feuillettent à leur guise pour y puiser des repères qui ne sont pas les leurs et qu'ils exploitent. Citez-nous des exemples concrets… Je me contenterai d'illustrer cette affirmation par un exemple très récent. Dernièrement en Italie, un nouveau film sur la vie et l'œuvre de saint Augustin a été produit, réalisé et diffusé dans ce pays avec des acteurs et des figurants tunisiens. En 2007, lors d'une émission sur Canal Algérie, nous avons demandé que ce film soit réalisé ici en Algérie, le scénario était ficelé avec un story-board (scénarimage) et un découpage technique ; j'avais fait tout ce travail et j'avais lancé un appel pour le financement mais depuis, il n'y a pas eu d'écho. Comment peut-on admettre qu'un des enfants illustres de Taghaste, de l'Algérie, soit adopté par un autre pays alors que sa mère qui l'a enfanté, qui l'a élevé et qui par son affection lui a enseigné l'amour du prochain qu'il a transmis à l'humanité entière, l'oublie et l'«archive» de cette façon ? C'est un patrimoine national que l'Algérie doit être fière de présenter pour montrer au monde entier que ce pays est tolérant et aspire à l'amitié entre les peuples. Vous savez, et j'espère me tromper, un jour on viendra d'outre-Méditerranée pour nous enseigner et nous apprendre notre histoire selon leur analyse et leur vision et ce sera la catastrophe. Que préconisez-vous dans ce cas ? Nous avons de grands cinéastes, des acteurs de renom tels que Mohamed Lakhdar Hamina, Ahmed Rachedi, Med Slim Riad, Amar Laskri, Sid Ali Kouiret, Sid Ahmed Agoumi, Larbi Zekkal… qui peuvent faire ressusciter par l'image ces grands hommes de l'histoire de l'Algérie, il faut donner les moyens au 7e art pour qu'il retrouve sa place d'antan. Regardez, aujourd'hui, l'Algérie ne participe presque plus aux différents festivals du cinéma qui se tiennent un peu partout à travers le monde. Ici tout s'étiole et se meurt, la culture sous toutes ses formes, que ce soit le théâtre, la littérature, la peinture ou la sculpture disparaissent et ne laissent même pas de trace. Il faut voir ce que sont devenus nos salles de spectacles, cinémas et théâtres, c'est une régression dangereuse qui menace notre identité même. C'est un cri de détresse que je lance ici à nos responsables, il faut organiser des assises nationales de la culture, une nouvelle stratégie pour la sauver, la relancer et arriver à produire à nouveau. L'exemple nous vient des pays du Moyen-Orient, avec leurs films, ils sont arrivés à nous faire parler leur langage qui est loin d'être la langue arabe classique, le film est le vecteur d'une culture, d'un way of life, d'une civilisation et chez nous on n'en fait presque plus, on subit beaucoup plus et l'on arrive à s'identifier à d'autres qui ne veulent même pas de nous. C'est aberrant. Ce qui se fait actuellement dans le domaine culturel ne vous emballe pas, que faut-il faire pour relancer la culture dans notre pays ? La culture, c'est une autre dimension, ce n'est pas celle des festivités qu'ils appellent «culturelles», c'est beaucoup plus que cela, c'est un tout et ce tout englobe le patrimoine incommensurable de tout un peuple qui a souffert, qui a résisté, qui est resté debout et qui, à travers les âges et les époques, a laissé une empreinte indélébile et a marqué l'humanité entière. Il nous faut une nouvelle stratégie qui prenne en compte et en charge ce patrimoine, qui l'apprécie à sa juste valeur, qui l'exploite à bon escient pour construire, éduquer et former les générations futures qui auront toujours ce cordon ombilical dont ils se nourriront, ce cordon ombilical imbu de notre culture que nous héritons de notre mère l'Algérie que nous aimons tous. La preuve est dans la rue.